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L'abyme

Coucher sur papier
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Je suis partie en vacances à Nice avec dans ma valise Le modèle de Nice, le dernier-né de Patrick Brisebois. Le bleu de sa couverture me faisait du bien. L’évocation fortuite de ma ville natale dans le titre me séduisait moins que la détresse de l’écrivain en quatrième de couverture : « Le modèle de Nice est un roman en forme de journal fictionnel, sur la solitude, l’écriture et le renoncement, la puissance de l’imaginaire […]. » Depuis quelques années, je collectionne les livres sur l’écriture. Pas pour l’auto-explication de texte. Rien de pire que l’auto-exégèse, qui tend dangereusement vers la masturbation au risque de la fatuité (ne faites pas ça en public). Plutôt pour essayer de comprendre ce qui nous pousse à faire ça, ce qui se joue dans cet élan quand même assez masochiste qui nous enjoint de fuir la vie sociale pour nous retrancher derrière un écran d’ordinateur (mais les écrivains sont de moins en moins seuls dans cette retraite, merci Netflix et Ubisoft).

Un de mes étudiants s’en plaignait récemment : dans un roman, dans un film, rien de moins romanesque que la représentation de l’écrivain à l’œuvre. Une table, un outil, un personnage assis. Par définition, hors de la game. Souvent, enfin surtout au siècle dernier, il fume. Dans le pire des cas, il boit. Ses sens sont peut-être en éveil mais les manifestations de cette veille sont si infimes que le spectateur peut à peine les déceler. Rien ne se passe. Il ne faudrait pas que ça dure trop longtemps sous peine que le lecteur s’emmerde. L’écriture, quel mauvais sujet ! Pourtant, de la même façon que le photographe se trouve parfois réduit, faute de sujet, à retourner l’appareil vers lui-même et à s’infliger un autoportrait, l’écrivain, mu par le désespoir, l’inquiétude, l’angoisse, un irrépressible élan narcissique ou la tentation d’attendrir son lecteur (tout cela est probablement un peu la même chose), retourne parfois le stylo contre lui et finit par se risquer au méta-.

Ce n’est pas une spécificité du siècle, ni de la littérature de langue française. Ne pas confondre le méta- avec l’autofiction. Certes, le méta- se glisse volontiers dans l’autofiction, lui assurant même à l’occasion une sorte de respectabilité, car il n’est plus question de coucheries et de secrets de famille, mais de littérature, donc ça va.

Bien sûr, demeure l’accusation de narcissisme, mais dans la République des lettres, qui veut tuer son chien l’accuse de narcissisme, et personne n’y échappe. L’auteur autoréflexif produit un narcissisme au carré, intellectuel, et qui éventuellement fait avancer la science. Les meilleurs l’ont fait. De Roland Barthes à Stephen King en passant par Virginia Woolf, Anton Tchekhov, Marguerite Duras, Shakespeare.

À tout prendre, le personnage de l’écrivain, si agaçant soit-il, est moins pathétique que son avatar cinéaste, peintre ou musicien. La transposition est bien souvent une pauvre chose, un haillon transparent derrière lequel l’écrivain a bien du mal à ménager sa pudeur et sa fiction. Il est rare que l’art qu’il est censé pratiquer ait été réellement exploré, il n’est le plus souvent qu’un prête-nom qui dévoile la gêne en voulant la cacher. Le personnage de l’écrivain écrit donc, et c’est parfois pénible, mais c’est aussi son salut. Dans sa fébrilité on le voit, on le touche, il ne ment pas et c’est la preuve d’un certain courage. Il ne dissimule ni ses efforts ni son désarroi. Il prend même le risque d’y attirer notre attention dans Le modèle de Nice :

Je ne désespère pas, je continue à écrire. A vous tous qui écrivez je lève mon chapeau. Où sont mes idées ? Où les trouver ? Pourquoi tant de tristesse dans ce que j’écris ? Suis-je égocentrique ? Lisez-vous vos contemporains ? Moi, c’est au-dessus de mes forces. Il est temps que j’arrête de fumer.

Il y a quelque chose de profondément vrai dans le personnage de l’écrivain au travail, quelque chose qui assume et se livre sans fard, qui baisse la garde en s’espérant sublime, joue le tout pour le tout. Quelque chose de suicidaire et de poignant dans le dévoilement. Après tout, cette souffrance qui vaut qu’on s’y consacre nuit après nuit au péril de la vie sociale et amoureuse, n’est-elle pas le seul sujet qui vaille ? Quelle est cette névrose qui assiège le personnage de l’écrivain, lui faisant perdre de vue tout ce qui compte aux yeux des autres, ceux qui sont encore dans la vie, à persévérer jour après jour dans le réel ? Quel est cet orgueil qui lui fait espérer la reconnaissance ? La vie éternelle ? C’est un bien grand mystère en effet, qui lui fait guetter son reflet dans l’œil de ses lecteurs à qui il abandonne, in fine, le sens de son existence : « La poésie est une arme à double tranchant, écrit Patrick Brisebois. Il faut sentir sur soi la haine d’autrui, se montrer devant l’autre sous son aspect le plus pitoyable, comme si tu te jetais sous une rame de métro. »

Assumer le pathos ne nous en sauve pas. Ni la lucidité, ni le désespoir. En revanche, une phrase ou deux, relevée par un autre, peut nous arracher temporairement à la dérision de notre condition. Pessoa écrivait sous la plume de son plus célèbre hétéronyme, Alvaro de Campos, dans Bureau de tabac :

En ce moment cent mille cerveaux se prennent en rêve comme moi pour des génies et l’histoire n’en retiendra peut-être pas un seul.

À moins que l’acte suffise, l’acte d’agencer des mots sur du papier, comme d’autres s’épuisent au marathon, et pour quoi ? Dans quel but ? Battre des records ? Ou seulement la sensation des endorphines entre les kilomètres 5 et 42 ? Peut-être qu’il y a dans l’écriture un kilomètre qui euphorise, qui saoule, qui remplit, qui donne le goût, qui rend la vie précieuse. Pas la dernière ligne de la dernière page, plutôt celle du début où tout est possible, et celle du milieu où tout prend consistance. Il faudrait ne jamais finir, pour avoir encore une raison de se lever. Ne jamais finir l’ouvrage et ne jamais le livrer aux lecteurs. Se le garder pour soi, comme Salinger, pour le plaisir du tisserand, jour après jour. Ne jamais transformer l’effort en vanité car c’est elle qui fait souffrir comme l’acide lactique dans les cuisses du marathonien, dans les pieds ensanglantés des danseuses, mais c’est elle aussi qui irradie cette joie coupable d’anticiper l’admiration qu’on suscitera. Il y a longtemps, les écrivains avaient sur le majeur de la corne et une tâche d’encre presque indélébile. Ils ont aujourd’hui mal aux cervicales, le raisonnement fragmentaire, la concentration clignotante, mais parfois à force de tirer dessus le plaisir vient. Le plaisir et la souffrance s’emmêlent et le personnage de l’écrivain est souvent décevant car il manque sa vie à la rêver : « Écrire, c’est un certificat d’échec. J’aimerais enfin vivre intensément, avoir des vies fascinantes, des conquêtes », disait Fernando Arrabal dans une interview de mon enfance. « J’ai rêvé plus que Napoléon n’a conquis » lui répond Pessoa et j’imagine son sourire. De l’avoir fait en rêve, n’est-ce pas l’avoir fait ? ♦

Patrick Brisebois
Le modèle de Nice
Montréal, Le Quartanier,
2018, 160 p., 19,95 $

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