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Au large, on a le temps

Écrire ailleurs

Au commencement, il y a la jeune fille de presque douze ans, ballottée depuis son jeune âge entre l’Afrique et diverses régions du Québec, qui vient d’arriver sur la Côte-Nord, qu’elle considérera ensuite comme sa terre d’origine. Elle apprend qu’au-delà de Havre-Saint-Pierre (à l’époque), il n’y a plus de route. Il n’y a que le Saint-Laurent pour se rendre à Blanc-Sablon. Elle se dit qu’un jour, elle ira là où la 138 ne se rend plus. Elle ne sait pas qu’elle finira par y aller pour écrire…

Il y a aussi la femme aux racines meubles, cette poète qui se questionne sur le rapport au territoire, sur l’enracinement, l’arrachement, le déracinement, sur la relation des Québécois au Saint-Laurent, surtout dans une perspective nord-côtière. Elle veut comprendre ce qui fait croître la population comme le lichen sur ces côtes éloignées de tout, mais peut-être, si proches de ce qu’il y a de vrai.

Finalement, il y a la fascination pour les humains. Il y a la confidence, l’écoute, le moment hors du temps où on touche à quelque chose d’unique, à l’essence d’une personne à travers un bout de son histoire. Une personne que l’on n’aurait jamais connue autrement, si on n’avait pas pris le temps de s’asseoir avec elle sur une roche, sur le pont d’un bateau, dans une chaloupe, dans un pick-up, dans un bar, dans une cuisine ou un salon du bout du monde; une personne dont on conserve quelque chose, à l’intérieur d’un poème.

Au printemps 2018, après une demande de commandite acceptée par Relais-Nordik, qui opère le navire ravitailleur de la Basse-Côte-Nord, le Bella Desgagnés, et une bourse de recherche et création du CALQ qui m’est accordée pour un projet d’écriture au rythme du bateau, pour rencontrer les gens des villages de Kegaska à Blanc-Sablon, l’aventure commence! Au début, je croyais me limiter au trajet du bateau, puis j’ai compris qu’il me faudrait absolument m’arrêter dans quelques communautés pour bien prendre la mesure du territoire et des personnages qui l’habitent.

Au large

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Dès les premières semaines de préparation, des relations se tissent. Des conversations téléphoniques à n’en plus finir, des alliés que je découvre au bout du fil et qu’il me tarde de voir «en vrai» en descendant du bateau; ces gens qui m’aident à trouver les personnes que je rencontrerai sur place, et à organiser les rendez-vous. Le projet change de jour en jour, au début. J’écris l’horaire au fil du rythme du Bella Desgagnés, dont il me faudra dévier, et de celui de la Basse-Côte-Nord, surtout, celui des marées, celui des vents qui font la loi, celui du temps qui s’arrête le temps d’une histoire. Je décide donc de ne pas suivre entièrement le Bella: je profiterai de ses escales, pour rencontrer des gens, mais je choisis de réaliser le projet sur deux étés. Je m’arrêterai quelques jours à Harrington Harbour, à Chevery et à Tête-à-la-Baleine le premier été, et je ferai de même l’été à venir dans les communautés innues d’Unamen Shipu (La Romaine) et de Pakuashipi.

Bien des choses changeront avant que je ne mette le pied sur le navire en juillet2018 et bien des choses n’iront pas comme prévu une fois à bord. Il faut suivre le rythme de la mer, de la Basse-Côte et du Bella qui la ravitaille.

À Kegaska, là où la route se termine depuis 2013, on m’avait dit qu’il y aurait énormément de gens à rencontrer sur le quai. Il y en avait beaucoup le 4 juillet 2018, mais peu de gens du village de Kegaska, plutôt des Coasters, des Costiers (c’est ainsi qu’ils se nomment) d’autres villages qui prennent le bateau pour retourner «chez eux», qu’ils retournent dans la communauté où ils vivent ou qu’ils soient des expatriés revenant dans leur communauté d’origine pour des vacances. Je fais ma première entrevue à fleur de rocher, sous les grands vents. Malgré la gêne, la première histoire est belle, celle d’une femme qui, quand elle était enfant, donnait des noms aux arbres de Mutton Bay. Je monte sur le Bella, je n’ai presque pas d’histoires de Kegaska, je sais déjà que je devrai y revenir l’an prochain.

Je m’assois à la cafétéria, il y a plusieurs Innus qui vont descendre à La Romaine dans quelques heures. J’aimerais leur parler, mais je ne le sens pas. Il y a beaucoup de bruit, les Innus qui sont là sont discrets, je sais qu’il me faut prendre plus de temps… et je m’arrêterai chez eux l’an prochain. C’est à ce moment que je réalise pleinement que je n’ai de pouvoir sur rien, que cette région est si différente de tout ce que j’ai vu dans ma vie, que je n’y ai plus d’autres repères que ces gens qui me guident dans leur quotidien, et que je n’écrirai pas. Je ne suis pas là pour écrire des poèmes, là, maintenant, je suis là pour rencontrer, pour cueillir. Je mettrai plusieurs mois avant de réécouter les trésors dont on m’a fait cadeau. J’apprends donc à attendre, à laisser les rencontres s’écrire. Sur le Bella, là où le temps semble s’arrêter, on me racontera des dizaines d’histoires de toutes sortes: de vie, de mort, de rencontres, de mariages, d’enfants, de maisons qui ont flotté sur l’eau.

De La Romaine, je ne vois que les non-Autochtones pendant la courte escale au retour, lors d’une rencontre que j’appelle «l’assemblée de cuisine», dans l’école devenue centre d’éducation des adultes, faute d’enfants. Je promets de revenir l’an prochain. L’histoire de chacune des deux communautés de La Romaine, autochtone (Unamen Shipu) et non autochtone, est complexe.

À Harrington Harbour, où je me pose quelques jours, je suis invitée au Festival du crabe, seule véritable outsider, avec le sentiment d’être dans un party de Noël avec une grande famille. Je rencontre des pêcheurs revenus dans la communauté pour reprendre la licence du paternel, le barman et concierge de l’école, un gardien de phares, qui sont à jamais éteints, un petit capitaine… Je comprends qu’on naissait ici, avant, et qu’on vient maintenant finir sa vie dans cet hôpital converti en résidence pour personnes âgées. Je reviendrai au quai de Harrington deux autres fois durant l’été, on commencera à me demander si j’ai décidé de rester… J’ai presque envie de dire oui.

À Chevery, où si peu de touristes s’arrêtent, car le village n’est pas sur la route du Bella, je fais la connaissance de l’une de mes précieuses partenaires dans ce projet. Je découvre un dynamique point de rencontre entre communautés. En effet, Chevery est un village bilingue anglais-français, le centre administratif de la municipalité de Côte-Nord-du-Golfe-du-Saint-Laurent. Il est situé au confluent de la Cross River et du golfe du Saint-Laurent. Il y a là une pointe où se rencontraient les Innus faisant le voyage entre Unamen Shipu et Pakuashipi, et les gens de Harrington Harbour venus s’établir à Chevery. Je discute avec plusieurs personnes: une propriétaire d’hôtel dynamique, un des premiers explorateurs du Grand Nord, une enseignante passionnée, un guitariste pêcheur, une jeune revenue pour le développement touristique de sa communauté. J’ai envie de revenir.

Au large

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À Tête-à-la-Baleine, je peux enfin serrer dans mes bras ma plus grande collaboratrice en Basse-Côte-Nord, celle qui fut ma première alliée et qui me donna de précieux conseils sur les personnes-clés à contacter dans d’autres communautés. Je vois des îles à n’en plus finir, je rencontre l’homme des machines, des gens très impliqués dans leur village, on me raconte des histoires tragiques, mais aussi l’espoir d’une femme revenue de Sept-Îles pour travailler en agriculture communautaire. Je rêve de venir y écrire le livre issu de cette recherche, seule sur une des îles au large.

À La Tabatière et Mutton Bay, je ne fais que passer pour l’escale. Le coloré préfet de la MRC me racontera des histoires sans fin dans son pick-up. Je devrai revenir pour rencontrer plus de gens ou au moins avoir quelques rencontres téléphoniques. Je n’ai qu’effleuré ce lieu, il me faut plusieurs versions de l’endroit pour mieux le raconter.

De Pakuashipi et de Saint-Augustin, en colère, je ne vois que le shaputuan dressé près du quai, en raison d’une escale écourtée de moitié. Je ne rencontre pas les cinq aînés innus qui m’attendaient à Pakuashipi. J’espère le faire l’an prochain. Pakuashipi a un destin particulier: beaucoup d’Innus qui y vivaient ont été déportés à La Romaine en 1961 et sont revenus, à pied, vers Pakuashipi en 1963, faisant fi de toutes les menaces que leur faisait le clergé. Cette histoire demandera de prendre le temps pour l’entendre, pour la raconter.

À Blanc-Sablon, je suis accueillie par cette femme au grand cœur qui m’attendait depuis des mois. Je rencontre une jeune artiste, une artisane âgée, une infirmière pionnière, un pêcheur. Je suis convaincue que je dois revenir pour voir l’autre bout de la 138, les soixante-dix kilomètres qui relient Blanc-Sablon aux villages de Brador Bay, Middle Bay, St-Paul-River et Old Fort. Je veux savoir comment on vit avec un lien terrestre entre quelques communautés, fait inusité dans cette région, avec un lien terrestre qui ne nous relie toutefois pas au reste de la province à laquelle notre village appartient administrativement. Je veux comprendre comment on définit son identité en vivant si près de Terre-Neuve et si loin du reste du Québec. Il me reste tant à cueillir.

Je sais toutefois que les rencontres continueront de s’écrire encore un long moment. Au large, on a le temps, il faut savoir le prendre… ♦

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