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Seules ensemble

Dans son sixième roman, Véronique Marcotte déploie efficacement sa plume au service d’une amitié imperturbable. Et, oui, visite à nouveau les abysses de la maladie mentale.

Roman

Dans son sixième roman, Véronique Marcotte déploie efficacement sa plume au service d’une amitié imperturbable. Et, oui, visite à nouveau les abysses de la maladie mentale.

«[T]out le monde cache des secrets quand la porte est fermée, qu’il fait nuit, que personne ne peut voir ce qui se passe vraiment entre quatre murs.» Personne, sauf Véronique Marcotte, qui débusque lestement les solitudes depuis son entrée en littérature en 1999. Elle se meut avec aisance sur le terrain accidenté de la maladie mentale: la psychose dans Les revolvers sont des choses qui arrivent, les troubles obsessifs compulsifs dans Tout m’accuse. Après un hiatus de quatre ans — Coïts date de 2013 —, elle ratisse de nouveau les coins sombres de la psyché humaine avec son sixième roman, De la confiture aux cochons.

Madeleine erre, ensanglantée, sur une route inconnue aux États-Unis. Deux informations — les seules — clignotent avec insistance dans sa tête: son prénom et sa destination, Key West. À quelques centaines de kilomètres de là, à Montréal, Simone peine à accepter la mort prématurée de sa mère. Parce qu’il lui faut «pleurer cachée», cette tatoueuse décide de s’exiler un temps à New York. Six jours plus tard, sa grande amie Élyse est sans nouvelles d’elle; le téléphone qui sonnait d’ordinaire tous les matins, sorte de rituel affectueux, reste silencieux. «Carrément impossible», pense-t-elle. À l’évidence, quelque chose cloche.

Madeleine a soif de repères, alors que Simone cherche à les brouiller. S’ils sont en apparence opposés, leurs parcours s’enroulent autour d’une seule et même question, aussi salvatrice qu’asphyxiante: quelles autres vies pourrions-nous mener? À son amie interloquée, Simone lance, avant de partir:

À mon retour, qui sait, je me rendrai peut-être compte que je n’ai plus d’intérêt pour le dessin. [...] Alors quoi, Élyse? On changera de vie? On cueillera de petits fruits à la main et on fera des confitures? Pourquoi pas? On ne sait jamais ce qui peut se produire, ce qui peut s’inventer.

En effet.

Dans l’onde de choc

À la manière d’Auguste, qui profite de ses insomnies pour laisser courir son regard avide dans les maisons de Tout m’accuse, le lecteur accède à l’intimité de chacun des protagonistes, tour à tour: Élyse, Madeleine, Simone, mais aussi William, père de cette dernière, et Robert, détective à la retraite. Cette structure fragmentée accentuerait leur isolement si les liens entre ces personnages n’étaient pas aussi solides. Et c’est là l’un des tours de force du roman: déployer des relations authentiquement riches, convaincantes, malgré l’absence la plus opaque. Avec la mère morte, l’amie disparue, et entre ceux qui restent.

Si la solitude est fertile (Simone en parle d’ailleurs comme d’«un voyage»), la routine, elle, anesthésie les personnages plus qu’elle ne les protège. Et elle est partout. Dans le souper entre amis du lundi. Dans le comportement des clients d’un restaurant: «Lire le même journal, consommer la même bière, entretenir les mêmes conversations.» Jusque dans le mot lui-même, habitudes, répété et décliné en diverses variantes dans le roman. Or, la disparition de la tatoueuse perturbe cette cérémonie et oblige ses proches à sortir de leur torpeur, à se mettre en action.

Élyse côtoyait ce sentiment [d’empressement] avec une sorte de plaisir coupable qui la sortait de sa stéréotypie, les automatismes du quotidien s’emballaient et l’amenaient à chercher Simone,
à s’inquiéter pour elle, à repenser comment elle était, quels gestes elle pouvait poser, avait-elle une double vie [...]?

Là où la répétition compromet le bonheur de lecture, c’est quand elle concerne les ressorts de l’intrigue. Difficile d’expliquer davantage sans divulguer l’un des indices que dépose l’auteure en chemin: disons seulement que l’on insiste beaucoup sur l’idée des vies multiples, et que le lecteur se doute rapidement de quoi il retourne. N’empêche, l’explication tient du spectaculaire; il en aura pour son argent. La scène finale, chargée en émotions, secouera même ceux qui seraient tentés d’en contester la vraisemblance.

C’est un peu ça, De la confiture aux cochons. L’amitié imperturbable qui côtoie les petits fantômes que charrie Robert, ancien enquêteur aux crimes sexuels, sur ses épaules. Beauté limpide, cruauté extrême. Véronique Marcotte ne craint pas les maisons étrangères, et encore moins ceux qui y habitent. C’est tout à son honneur.♦

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Véronique Marcotte
Montréal, Québec Amérique
2017, 192 p., 19.95 $