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Premier bilan

Je ne suffis pas. Nous ne suffisons pas. Une revue et même plusieurs revues ne suffisent pas.

Éditorial

Je ne suffis pas. Nous ne suffisons pas. Une revue et même plusieurs revues ne suffisent pas.

Ces lignes paraîtront exactement un an après la parution du premier numéro de Lettres québécoises élaboré sous ma direction, le numéro 183, intitulé «L’essai au Québec: écrivons-nous pour changer le monde?».

Un an. C’est à la fois court, et long. Tant de choses se sont passées, et j’ai l’impression que mes collègues Mégane Desrosiers, Nicholas Giguère, Alexandre Vanasse et moi n’avons pas encore eu le temps de mettre en place le dixième du millième de nos rêves et de nos envies.

Il y a toutefois ceci de certain: le plaisir d’être là, ensemble, demeure, intact. L’énergie aussi. Et les millions de questions.

Par exemple?

Prenons d’abord le fait que quatre numéros par an, même s’ils avoisinent les cent pages, même s’ils comprennent un cahier Critique de plus de trente pages… c’est peu! Peu, pour dire tout ce qu’il y aurait à dire, aborder tout ce qu’il y aurait à aborder, et accueillir tout ce qui devrait être accueilli.

Nous sommes donc tenu·es de faire des choix, membres de l’équipe comme critiques – à qui la liste des nouveautés est soumise quatre fois par an, et qui sélectionnent les livres dont ils et elles souhaitent rendre compte de façon totalement libre, sans qu’aucun d’entre nous s’autorise à les orienter de quelque manière que ce soit. Et ici, j’insiste sur le mot choix: nos regards, même réunis, ne sont pas objectifs et ils ne le seront jamais. Le fait d’être invité·e à écrire, d’être critiqué·e ou de faire l’objet d’un dossier dans LQ, depuis un an, depuis six ans, depuis 1976, n’est une question ni de mérite ni de valeur objective.

Il est temps de se rappeler que cette idée de la méritocratie littéraire, qui mènerait les plus valeureux et les plus valeureuses à la publication, aux prix, à l’attention critique ou médiatique, à toutes les formes de consécration, n’est qu’une hypocrisie. Ce n’est pas une question de mérite. Il n’y a pas de méritant·es. Il y a des choix subjectifs, selon certains impératifs, faits par une équipe, une époque, un milieu, un système promotionnel, médiatique, économique, relationnel.

Ainsi, nous pouvons bien tenter de penser hors des cases, des limites, des réflexes, du système. Je peux décider d’inventer les «Billets de la rédac chef», qui paraissent huit fois par an sur le site de la revue, et dans lesquels je tente de rendre compte de ma lecture de l’ensemble de l’œuvre d’un auteur ou d’une autrice – œuvre qu’on ne connaît pas assez selon moi, qu’on ne commente pas assez, et pour laquelle nous n’avons pas encore pu faire de place dans nos numéros papier.

Nous pouvons essayer de créer un spectacle, sur l’invitation de Michelle Corbeil et du Festival international de la littérature 2022, le Cabaret de la pensée LQ, rendant hommage aux essais, genre souvent coincé dans l’ombre du roman et du récit, et en profiter pour inviter une vingtaine de plumes à y prendre part.

Nous pouvons tenter de s’associer avec des collègues et organismes, et inventer d’autres choses encore (je garde le suspense, mais c’est à suivre!). Nous pouvons ajouter une rubrique consacrée aux auteur·rices francophones du Canada dans les pages de la revue et une autre en ligne aux auteur·rices francophones hors Canada…

Nous pouvons faire tout ça et chercher sans relâche des moyens de faire mieux, il n’y a pas assez de place. Il n’y aura jamais assez de place. Et on doit nous pardonner, mais il faut quand même que nous dormions, que nous écrivions, que nous vivions, que nous prenions soin de ceux et celles que nous aimons.

Je ne suffis pas. Nous ne suffisons pas. Une revue et même plusieurs revues ne suffisent pas.

Je vais devoir apprendre à vivre avec. Et mes collègues aussi. Et vous également.

Mais rien ne nous empêche d’au moins nous dire: ouvrons-nous. Essayons de ne pas toujours accueillir les mêmes. Essayons la diversité des personnes, des idées et des points de vue – dans les limites, bien sûr, de ce que nous pouvons tolérer; il y a des propos pour lesquels il n’y a pas de place ici, comme les discours de haine. Essayons, même en sachant que notre but est inatteignable et que notre espoir est condamné à ne toujours être que ça: un espoir après lequel courir.

Le pouvoir d’une revue comme Lettres québécoises est à la fois important et limité. L’équilibre n’est pas simple à trouver pour qu’une revue comme la nôtre soit à la fois agent d’accueil et de changement, pour qu’elle soit le lieu d’une reconnaissance des prédécesseur·es qui en ont fait ce qu’elle est… et une main tendue à celles et ceux qui en feront ce qu’elle sera. Un endroit où lecteurs et lectrices sentiront pulser le cœur d’une communauté dont le liant ne serait pas le fait d’appartenir à une clique ou à un milieu, mais autre chose. Tout autre chose. Quelque chose comme le fait d’être lié·es par un même désir, qui précède tout désir de reconnaissance professionnelle, médiatique, systémique: le désir de partager avec d’autres ces mots par lesquels nous avons tenté de dire notre regard sur le monde. Le désir, tout simplement, d’une rencontre comme il s’en fait peu: celle, unique, de deux absences, que permet la lecture.

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