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La mystérieuse affaire de style

La mystérieuse affaire de style

Roman policier, certes; roman littéraire, bien davantage. Lecture «tous publics»? Certainement pas.

Thématique·s
Polar

Roman policier, certes; roman littéraire, bien davantage. Lecture «tous publics»? Certainement pas.

Thématique·s

Chester Head, le personnage «principal» de Freux (mais ce n’est pas si simple), n’est pas un véritable inspecteur: il se donne le titre de «détecteur» plutôt que celui de détective. D’ailleurs, sa carte de visite dit «chasseur de tueurs». Celui qu’il traque, surnommé le Pasteur (parfois le Prêcheur), n’est pas un criminel ordinaire non plus. D’après Head, il laisse, dans les nouvelles qu’il publie ici et là sous pseudonyme, des indices sous forme d’«oraisons, [d’]homélies, [de] déplorations et [d’]autres lamentations» qui peuvent brouiller les pistes autant que les révéler. Pendant que la vraie police enquête de façon traditionnelle, Chester (avec l’aide de son ami le narrateur) travaille avec les signes, autrement dit les mots, les symboles. Car tout dans Freux est digne d’être analysé, décortiqué, tourné dans tous les sens:

Pister, dépister, c’est la seule chose qui compte: suivre le chemin de ses pensées, suivre la métaphore qui file, toute chose étant la métaphore d’une autre, qu’elle transporte ou transpose, transmute ou transfigure, sauf Dieu, qui n’est la métaphore de rien ni de personne.

Les crimes du Pasteur ont une signature pouvant les faire passer pour des accidents ou des incidents naturels: des griffures et des coups de bec au visage des victimes, leurs yeux arrachés, leur cadavre retrouvé dans l’eau. Ce fait et quelques autres relient les décès à une œuvre d’art, une statue dite de la Bird Girl qui a la réputation d’être maléfique. Elle se trouve à Savannah; c’est donc là que Chester Head se rendra pour poursuivre son enquête. Encore une fois, il ne le fera pas vraiment à la façon des vrais policiers, mais bien comme le détecteur qu’il est, analysant témoignages, souvenirs, lettres comme autant de textes. Peu à peu, toutefois, le réel aura son effet sur lui. Le réel, mais aussi le rêvé, l’halluciné, ces états se confondant parfois, un peu comme dans l’esthétique surréaliste.

Écrire, dit-il

Pierre Ouellet n’est pas né de la dernière rentrée. Romancier, poète, essayiste, il a remporté plusieurs prix fort mérités. Il est une forte plume, comme on dirait une forte tête. Dans Freux, son écriture est habile, fascinante, lyrique. Elle est faite de longues phrases parsemées d’énumérations, de listes de synonymes, d’explications étymologiques ou analogiques:

Le Pasteur ne prêchait pas dans une église, un temple, un sanctuaire, mais dans la rue et sur les places publiques, comme tous les «hommes à paroles» qui envahissent Savannah dès l’aube, postés à tel carrefour, dans tel square, si possible sous un grand chêne recouvert de barbes moussues comme sous la protection de Grands Ancêtres, pour haranguer les passants sur le chemin du travail, leur rentrant dans la tête à coups de formules magiques, de maximes en langues cryptées, mêlant slang, pidgin, créole.

On y entre comme un nageur dans une mer agitée, d’abord timidement, puis de plus en plus sûrement à mesure qu’on en apprécie le rythme particulier. L’ensemble a souvent l’effet d’un long poème philosophique sur la recherche de la vérité, le bien et le mal, la religion. Mais il se peut que l’amateur typique de romans policiers trouve cette prose un peu encombrante, dans la mesure où elle pourrait l’empêcher d’apprécier le déroulement de l’histoire qui n’avance que lentement. Car ce style touffu et chargé de réflexions semble être la principale raison d’être du livre, plus encore que cette histoire intemporelle de tueur(s) en série. Pour ainsi dire, c’est le texte lui-même, malgré sa qualité littéraire quelque peu surannée, ou peut-être en raison de celle-ci, qui jette un voile sur le récit concret dont le lecteur de romans, et en particulier de romans policiers, a souvent besoin.

Toutefois, il ne boudera pas l’atmosphère de mystère presque palpable du roman, une ambiance onirique, à la limite surréaliste, comme si David Lynch avait cherché à adapter Les mots et les choses de Michel Foucault.

Le genre en question

Si je parle ici de polar, c’est que c’est ma spécialité, si j’ose dire, ou ma mission, à Lettres québécoises. Je l’évaluerai donc comme un polar! Si le livre m’a par moments glissé des mains, c’est parce que, je le confesse, avec les années, je suis devenu un lecteur de prose paresseux (j’en ai déjà parlé) qui a besoin d’être pris d’émotions assez viscérales pour rester intéressé. Si vous êtes plus facilement emballé que la moyenne par une écriture ambitieuse, dense, musicale, remplie d’images, qui souvent pense plus qu’elle ne raconte, vous aurez votre content dans ce beau livre. Le lecteur idéal de Freux est donc, j’imagine, l’amateur de romans littéraires, de «romans-romans», celui dont on dit qu’il est exigeant. C’est en fin de compte un choix personnel, esthétique (et donc moral). Si vous êtes cette personne, ajoutez une étoile à Freux. Ou même deux. ♦

Auteur·e·s
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Article au format PDF
Pierre Ouellet
Longueuil, L'instant même
2019, 300 p., 34.95 $