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La littérature et le bien

Coucher sur papier
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Mon fil Twitter me le dit depuis quelque temps déjà: lire est bon pour moi. Récemment, plusieurs librairies au Québec et ailleurs ont fait des campagnes de publicité autour de cette évidence scientifique: lire fait baisser mon stress, lire me maintient en bonne santé, lire m‘aiderait même à prolonger mon espérance de vie. Cet imparable argument de vente est toujours tiré d’études très sérieuses qui démontrent que la lecture muscle mon cerveau, favorise ma concentration en m’obligeant à établir des connexions neuronales, bref lire est un entraînement intellectuel au même titre que le sudoku ou les mots croisés que ma mère affectionne tant. Mais lire développe aussi mon attention à l’autre, ma capacité d’empathie (l’identification à un personnage, tu sais…) Lire serait aussi la meilleure activité pour réduire l’anxiété (comme je me concentre sur autre chose que mes soucis, mes tensions disparaissent). C’est, dit le docteur chose cité par Santé Magazine, «la relaxation ultime». Enfin, lire m’aide à lutter contre la dépression, à mieux dormir et à être plus créative. En gros, la lecture, c’est comme la méditation, mais avec un support papier (et je suis sûre que ça doit faire brûler des calories en prime).

En lisant ces articles plus ou moins sérieux qui listent les 3, 5, 10, voire 12 bénéfices insoupçonnés de mon activité principale, je me demande comment il peut demeurer en moi la plus infime trace d’angoisse, de nervosité, la moindre tendance à l’insomnie… Vu tous les mots que j’ai ingurgités ces vingt dernières années, je devais être vraiment fuckée au départ. Pourtant, à bien y regarder, mes collègues littéraires ne semblent pas épargnés par le stress, et mes étudiants, que j’ai le privilège de lire chaque semaine, pas spécialement plus apaisés que leurs camarades scientifiques. La bibliothérapie n’est manifestement pas une science exacte.

À cet instant mon lecteur, qui se délecte, j’espère, du bien qu’il se fait à lui-même en me lisant, comprend que j’ironise. Si je veux bien croire que la lecture en tant qu’activité intellectuelle et cognitive constitue un entraînement efficace, sa dénomination générique «la lecture», si inclusive qu’elle en nie la substance, me heurte profondément. Car la lecture, ça n’existe pas: il n’y a que des livres imprimés dont une partie (de plus en plus restreinte) est de la littérature. La littérature, c’est encore bien vaste pour vouloir dire quelque chose, mais disons qu’il s’agit de faire œuvre, serait-ce médiocrement.

Une des études sus-citées précise que la lecture de fiction est la plus bénéfique, car elle permet au lecteur de développer ses capacités d’abstraction, de «s’évader» du réel, ce qui prolongerait la durée de vie… Je me prends à penser que c’est peut-être à ça que les femmes doivent leur longévité supérieure à celle des hommes: nous lisons des romans, c’est bien connu, quand eux lisent surtout des essais déprimants qui leur rappellent combien ils sont impuissants à orienter la marche du monde. Mais comme il n’existe pas encore d’étude scientifique sur le sujet, je plaide coupable au cliché genré (et j’aperçois le visage ravi de la lectrice du métro d’hier, plongée dans Ennemi ou amant? publié aux éditions Harlequin, qui avait l’air de lui faire beaucoup de bien).

La littérature que j’aime ne fait pas baisser mon stress. Je me souviens d’avoir jeté American Psycho en travers de la pièce quand j’ai découvert Bret Easton Ellis à l’adolescence, et cet été encore, l’essai de Georges Bataille La mutilation sacrificielle et l’oreille coupée de Vincent Van Gogh m’a mise dans un état de sensibilité plutôt explosive. Les auteurs que j’aime ne m’apaisent pas. Ni Duras, ni Arrabal, ni Plath, ni Bachmann, ni Racine, ni Sophocle, et ceux qui m’apaisent, je les lis quand je suis malade: Jane Austen et tous les albums de Snoopy par Schulz, j’avoue, deux génies qui font baisser ma fièvre. Dire d’un livre qu’il me fait du bien, c’est quand même le degré zéro de la critique. J’ai été vexée quand un site de vente en ligne a classé mon livre Le nénuphar et l’araignée dans la catégorie «développement personnel» sous prétexte qu’il évoque les mécanismes de l’angoisse. Si tu lis seulement pour ton bien, tu lis en client, en consommateur. La bibliothérapie et ses avatars constituent une étape de la pénétration cynique du capitalisme dans l’industrie littéraire. On ne lit pas pour la beauté, pour la découverte, pour s’ouvrir à quelque chose qui nous dépasse, nous transcende, mais pour se faire du bien. Symétriquement, on n’écrirait plus pour faire de l’art, pour tendre vers un au-delà de soi, mais pour s’adonner à une pratique aux vertus curatives, comme on fait du yoga pour délier ses articulations, comme on envoie les timides faire du théâtre pour les décoincer. L’action est tournée vers la suprématie de notre petite personne. Notre bien-être devient la fin qui justifie et subordonne tous les moyens, y compris les plus nobles — ils y abandonnent, il faut bien dire, un peu de leur noblesse. La beauté est comme une cerise en option, que l’on atteint par hasard avec un peu de chance.

Il me semble que notre responsabilité, en tant que littéraires (la tienne et la mienne), c’est de défendre la beauté, la valeur non commerciale de ce qui demeure plus qu’un remède. Défendre la valeur intrinsèque d’un art qui ne se comparera pas à un massage ou une tisane. Tant mieux si je sacralise. Imagine un art pictural qui ne vaudrait que par sa fonction décorative: exit Bacon, Giacometti, Pollock, Tapiès, que tu ne voudras pas accrocher dans ton salon parce que ça n’est ni réconfortant ni feng shui. C’est l’attitude consumériste que nous avons avec notre littérature ces jours-ci. Qu’un livre soit bon n’est pas un argument de vente. Qu’importe que les images soient fortes, que la langue soit juste, ou ciselée…, qui a encore envie de lire un «grand roman»? Ou simplement un bon livre?

Finie la lecture comme «vice impuni» (Valéry Larbaud) qui transgressait la morale et le dicible pour voir à travers les murs et la bienséance. La catharsis semble avoir perdu sa dimension initialement esthétique, et sa portée collective — rituelle, métaphysique dirait Artaud — pour être réduite à sa version petite-bourgeoise de béquille, de recette. Opium du peuple? Moins que cela même, car ni religion ni fête, juste médicament de confort, individualiste. Quels sont ces livres feelgood avec lesquels tu t’endors pour être sûr de faire de jolis rêves?

Il paraît que c’est une des caractéristiques du XXIe siècle littéraire, si l’on en croit les travaux de Dominique Viart ou Alexandre Geffen (Réparer le monde, 2017): la littérature aurait renoncé à l’«intransitivité» si chère au romantisme. Autrement dit, la quête du beau ne suffit plus à justifier le projet artistique, le livre doit prendre en charge le réel, lui faire face, sauver le monde ou du moins le lecteur, le réparer, le consoler, le cajoler, l’aider sur le chemin de l’autoanalyse et de la résilience… La littérature devrait être performative, et sa valeur serait fonction de son efficacité (comme si notre besoin de consolation n’était pas, hélas, impossible à rassasier). Je ne sais pas laquelle de ces deux postures est la plus présomptueuse. ♦

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