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Inutiles lilas

Ce que l’écrivain garde comme butin de guerre.

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Ce que l’écrivain garde comme butin de guerre.

J’arrive au bout d’un livre. Ça me rend très irritable; d’abord parce que tout mon temps y passe sans que j’aie pour autant l’impression d’avancer ou d’atteindre mon but. Mais surtout, je sens que j’approche d’un précipice et qu’une fois que j’aurai mis le point final à cette histoire brésilienne, je n’aurai plus, à part mon chum, de raison d’exister et qu’il ne me restera plus qu’à retourner à l’insignifiance que la vie me donne quand je n’écris pas. J’aurai perdu mon skopos, reste à voir ce que j’aurai réussi à conserver.

Je me plais souvent à dire que je garde un butin de guerre quand je finis un livre. J’entends par là que je ne rentre pas bredouille de ces excursions de documentation. Pour La fiancée américaine, j’avais appris à chanter les airs de Papageno et les ariettes de Vaccai. Mes interprétations sont loin d’être convaincantes, mais ces quatre ans de cours de chant m’ont permis de ne pas dire absolument n’importe quoi sur le chant lyrique dans mon dernier livre. J’étais auacssi allé jusqu’à Kaliningrad pour trouver sur les plages de la mer Baltique une manière de raconter le bombardement de l’ancienne Königsberg. On m’y a raconté l’anecdote merveilleuse de ce zèbre fou galopant dans les rues de la ville en flammes après qu’un mur de son enclos fut anéanti par une bombe. La crinière encore fumante, ce pauvre animal est entré dans mon livre par la grande porte. J’avais même passé des journées entières dans les entrailles de la Staatsbibliotek de Berlin parce que mon projet d’écriture exigeait que je sache ce que les Allemands aimaient voir à l’opéra dans les années 1930 dans la capitale du Reich. Non, ce n’est pas ce que vous pensez, ils se foutaient de Wagner. Ils aimaient Puccini par-dessus tout. Et Mozart. Comme tout le monde. Pis Wagner? Bof… Ils trouvaient ça un peu lourd, mais comme les billets étaient offerts par le régime, ils y allaient.

Pour cette histoire que je suis en train de finir, j’ai notamment appris à parler et à lire le portugais. Je ne suis pas encore prêt à traduire Pessoa, mais j’en sais assez pour suivre une telenovela, c’est déjà ça de pris. Il a aussi fallu que je me tape les biographies de Léopoldine de Habsbourg, première impératrice du Brésil, avec en prime une visite ultramatinale aux archives de la Gemäldegalerie de Vienne pour y photographier les aquarelles réalisées par Thomas Ender, l’artiste débarqué avec l’archiduchesse autrichienne à Rio de Janeiro en 1817. Mais s’il est un sujet sur lequel je ne m’étais jamais attendu à devoir me documenter, c’est bien celui du lilas commun (Syringa vulgaris), ce chouchou des jardiniers nord-américains.

Bizarrement, l’histoire de cette plante est un peu une mise en abyme de mes histoires brésiliennes. Le lilas commun est originaire des Balkans, de la Transylvanie, comme Dracula. Les autres lilas, ils sont une vingtaine, viennent tous de Chine ou de Corée. Ce sont les sultans ottomans qui l’ont d’abord planté dans leurs jardins fermés. En 1555, un Flamand, Ghislain de Busbecq, est envoyé par l’empereur autrichien Maximilien II chez les Turcs pour négocier avec Soliman le Magnifique. Le sultan le garde prisonnier pendant huit ans. Busbecq rentre à Vienne en apportant dans ses bagages le lilas, la tulipe et le marronnier d’Inde. À Vienne, l’arbuste est très bien reçu, mais Busbecq, devenu précepteur des enfants impériaux, est envoyé à Paris. Il accompagne l’archiduchesse Elizabeth, livrée vive comme épouse au maladif Charles IX, fils de Catherine de Médicis. Busbecq est très fier d’offrir le lilas à ses hôtes. À une époque où chaque chose et absolument tout le monde puaient, et pas qu’un peu, le parfum du lilas a dû être accueilli comme un phénomène surnaturel.

Le lilas se répand ensuite comme de la mauvaise herbe alors que commençaient quelques années plus tôt les massacres des protestants. Il gagne toute l’Europe, traverse la Manche où les Anglais l’appelleront French Lilac, confondant ainsi le monde entier sur les vraies origines de l’arbuste. Au XIXe siècle, le génie nancéien de la botanique, Victor Lemoine, aidé de son épouse et de son fils, crée des dizaines de cultivars auxquels il donne des noms évocateurs: «Lamartine», «Président Poincaré», «Carmen» et le très beau «Madame Lemoine», un lilas blanc dont on peut admirer les fleurs doubles jusque dans les Jardins de Métis dans le Bas-Saint-Laurent. Lemoine est sans conteste le roi des lilas, mais il y a eu d’autres vedettes dans ce monde méconnu: Leonid Alekseevitch Kolesnikov, botaniste soviétique père du très parfumé «Belle de Moscou», l’Américain Havemeyer qui créa le «Blue Angel» et même une Canadienne, Isabella Preston, qui mit au point dans les années 1920 des cultivars rustiques à floraison tardive auxquels elle donnait le nom d’héroïnes shakespeariennes, comme le «Desdemona».

Nous ne savons pas quand le lilas a débarqué en Amérique. Il est probablement arrivé très tôt, en même temps que la variole, le typhus et le christianisme. Il est chez lui de Nashville à Natashquan, mais aussi à Saint-Georges de Beauce qui s’enorgueillit de la plus grande collection de cultivars de lilas au monde.

Quel est le lien entre le Syringa vulgaris et les archiduchesses autrichiennes? Difficile à dire. Les deux sortent parfois de la sacoche d’un ambassadeur rempli de bonne volonté après un long voyage. Aussi inutile qu’il puisse être, l’omniprésent lilas fait partie de mon butin de guerre pour ce dernier livre. C’est toujours ça de pris.♦

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