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J’ai vu passer Anne Gisé

J’ai vu passer Anne Gisé
(Carnet de La Nouvelle-Orléans)
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(Carnet de La Nouvelle-Orléans)
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Je ne l’ai vue que furtivement, mais c’était elle, j’en suis sûr. Il était un peu passé midi, je venais de sortir du Cabildo, ancien siège du pouvoir espagnol en Louisiane devenu musée consacré à l’histoire de la ville. Mon estomac commençait à se rappeler à mon souvenir et je me dirigeais vers le Pontalba, un café situé juste à côté, à l’angle de Chartres et St Peter, quand une jeune femme a attiré mon regard. Je me suis figé sous le soleil hurlant, l’ai suivie des yeux. Le pas pressé, un peu penchée vers l’avant, coiffée d’une sorte de fichu en marge des modes, elle s’est engouffrée dans Pirate Alley, une ruelle longeant la massive cathédrale Saint-Louis. J’aurais dû me précipiter à sa suite, mais mon cerveau a mis quelques secondes à se remettre en marche. Quelques secondes de trop.

Quand je me suis élancé, je l’avais déjà perdue de vue. Je suis remonté jusqu’à l’angle de Royal Street, que j’ai fouillée du regard d’un côté comme de l’autre, en vain. J’ai dû avoir l’air d’un derviche improvisé, d’un fou, surtout pour les trois ou quatre passants que j’ai bousculés, ce qui m’a valu une cascade d’injures dont les accents m’ont fait penser à une vieille chanson blues. J’ai continué à grandes enjambées jusqu’à Bourbon Street; à Dauphine je me suis mis à courir, la chemise déjà collée à la peau. Je me suis rendu à Rempart, à la limite nord du Vieux-Carré, puis j’ai sillonné quelques rues avoisinantes, mais rien à faire, plus trace d’elle. Que cette silhouette fuyante dans ma tête et cette impression que la frontière des siècles avait cédé.

Tristan Malavoy

Je suis revenu sur mes pas dans la chaleur assommante d’un mois d’août à La Nouvelle-Orléans, où l’haleine lourde du Mississippi rencontre les exhalaisons de bars qui ne dorment jamais, chargées de whisky et de désirs déliés. J’avais la bouche sèche, ma gorge rêvait d’un bourbon limonade et mon estomac m’envoyait des signaux de plus en plus sonores.

Quand le garçon du Pontalba a posé devant moi un po-boy aux crevettes et un deuxième bourbon limonade, mes yeux étaient encore remplis d’elle. Anne, celle pour qui j’étais venu passer quelques jours ici. Anne Gisé, que j’esquisse depuis des mois maintenant, être de papier sorti pour moitié de mon imaginaire, pour moitié de l’histoire officieuse de l’Amérique.

Passé le troisième verre, mon esprit a enfin glissé vers autre chose que l’improbable spectre. J’ai fixé le square Jackson, me suis pris à imaginer les lieux trois cents ans plus tôt, alors que Le Moyne, sieur de Bienville, avait fait le pari fou de fonder une ville au cœur des marécages, entre le lac Pontchartrain, les bayous grouillants d’alligators et l’imprévisible golfe du Mexique, lequel a d’ailleurs offert un cadeau de bienvenue aux colons, en 1722, en faisant tomber les premières installations de la ville sous le souffle d’un impitoyable ouragan.

À partir des gravures vues le matin au Cabildo, j’ai imaginé les premiers quais, les balbutiements du commerce de l’indigo et du tabac, cultivés un peu plus haut le long du fleuve; j’ai deviné les nouveaux arrivants, durant ce XVIIIe siècle qui a vu converger ici tant de Français, d’Acadiens, d’Espagnols, mais aussi d’esclaves et de gens de couleur libres venus de Saint-Domingue, puis d’Irlandais et d’Allemands, leurs yeux brillants d’espoir… ou de fièvre — la malaria et la fièvre jaune y ont fréquemment décimé la population, en effet, rien que cette dernière tuant près de la moitié des habitants entre 1723 et 1725.

Tristan Malavoy

En me levant de table, j’ai eu envie de me laisser avaler par les rues, en espérant qu’elles me conduisent à la passante du midi, mais ce qu’il me restait de raison m’a plutôt poussé vers le musée de la Pharmacie, que je m’étais promis de visiter dans la journée. C’est là, au 514, Chartres Street, qu’a vécu et commercé Louis Dufilho (1788-1856), pionnier du secteur et premier pharmacien diplômé des États-Unis. Les lieux n’ont pas beaucoup changé depuis sa mort. Comptoir de prescriptions soigneusement intouché, comme s’il y avait travaillé la veille; alignements de fioles aux étiquettes jaunies, où les analgésiques à base de plantes indigènes côtoient les laxatifs et les «potions d’amour»… L’endroit, sombre et surchargé, m’a laissé entre la fascination et la nausée.

En ressortant, violent vertige: était-ce les vapeurs anciennes de Neuralgine ou d’arnica, je l’ai aperçue de nouveau, descendant St Louis Street. Cette robe d’un autre temps, longue, boutonnée à l’avant; cette posture inclinée qu’ont ceux qui voudraient passer inaperçus, que je devinais malgré la distance… Elle était exactement comme je l’avais imaginée. Je n’ai pas perdu une seconde, cette fois. Mais je me trouvais à vingt-cinq mètres de St Louis: le temps que j’y arrive, elle s’était une fois encore volatilisée. J’ai déboulé vers le fleuve, en scrutant les boutiques de pralines et les restaurants de crawfish. Passé Decatur, la large rue qui longe le Mississippi, je me suis rendu tout au bord de l’eau par un large escalier de bois qui semblait continuer sa course jusqu’au fond du courant paresseux. Je me suis arrêté à fleur d’eau, fiévreux à mon tour, dans l’humidité du jour bleu pâle.

J’ai pensé à ma rencontre avec elle, un an plus tôt, quand le mari d’une tante éloignée m’avait parlé de son aïeule d’origine acadienne, née à Saint-Domingue, où ses parents s’étaient réfugiés après la Déportation. Cette fille que j’allais appeler Anne, dont on sait peu de choses sinon qu’elle et les siens ont dû fuir, peu après la révolte des esclaves de 1791, cette île qu’on appellerait bientôt Haïti, et qui allait aboutir à La Nouvelle-Orléans, à la fin du siècle.

J’ai pensé à ce roman en chantier, où Anne tient maintenant le premier rôle.

Je la verrai encore deux fois avant de rentrer à Montréal. Devant le Bourbon O, d’abord, comme née des vapeurs du jazz que j’écoutais les yeux mi-clos, un verre de Devil’s Cut à la main, puis envolée comme une impro de Sydney Bechet. Je l’ai vue enfin devant le musée du Vaudou, arnaque touristique se résumant à un ramassis de grigris poussiéreux empilés dans un deux-pièces mal éclairé. La seule magie que j’aurai vécue ici, je la devrai non pas à la maîtresse des lieux, la prêtresse créole Marie Laveau, mais à elle, dont je saisirai le profil dans l’embrasure de la porte d’entrée, pour constater l’instant d’après qu’il s’est fondu dans quartier.

On ne me convaincra pas du contraire: j’ai vu passer Anne Gisé, l’été dernier à La Nouvelle-Orléans. Je la poursuis depuis, inlassablement, dans l’Amérique des mots et ses dédales enfiévrés.♦

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