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Outre-Lettres | Entretiens pour LQ

27 juin 2023 | Outre-Lettres | Entretiens pour LQ
Oum Kalthoum en BD : entre transmission et réappropriation
📸 Patrice Normand/Lattès

Deux Franco-Tunisiennes croisent leurs talents pour donner une vie de papier à la diva indétrônable du monde arabe : Oum Kalthoum.

 

📸 Patrice Normand/Lattès
Oum Kalthoum en BD : entre transmission et réappropriation

Deux Franco-Tunisiennes croisent leurs talents pour donner une vie de papier à la diva indétrônable du monde arabe : Oum Kalthoum.

 

Deux Franco-Tunisiennes croisent leurs talents pour donner une vie de papier à celle qui reste sans doute la diva indétrônable du monde arabe : Oum Kalthoum (1898-1975). L’écrivaine et journaliste Nadia Hathroubi-Safsaf, actuellement rédactrice en chef du Courrier de l’Atlas, et la dessinatrice et illustratrice Chadia Loueslati, qui a par ailleurs signé le très remarqué Famille nombreuse (Marabout, 2017), ont récemment fait paraître le roman graphique Oum Kalthoum au label Grenade chez JC Lattes. Dans cet entretien, Nadia Hathroubi-Safsaf nous invite à la fabrique de ce livre qui doit son succès, non seulement au récit fabuleux qu’il restitue, à la poéticité des images et à la tendresse qui en émane, mais également et surtout à ce que cette figure incarne par-delà le patrimoine musical qu’elle a légué : une mémoire que l’on se transmet. Une mémoire plus que musicale : culturelle, identitaire. Il est possible que l’on assiste aujourd’hui à un nouveau momentum Oum Kalthoum. Après les générations qui ont été contemporaines de sa carrière, et après celles qui, dans les pays arabes, l’ont redécouverte au début des années 2000 à travers un feuilleton et un film biographiques, la cantatrice, qui – quasi littéralement – mystifiait les foules avec des chansons de près d’une heure, conformément au concept du tarab, est désormais une icône des diasporas arabes, potentiellement pop et féministe. Nadia Hathroubi-Safsaf décortique ce phénomène transgénérationnel et, à présent, transculturel, mais sans complaisance, consciente qu’elle est de la réception orientaliste et des possibles récupérations néolibérales dont risque d’écoper cette nouvelle mise en récit et en images. Entretien. 

 

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Khalil Khalsi : Oum Kalthoum est au carrefour entre la biographie et le roman graphique, croisant les standards respectifs des deux genres ; il s’agit donc de raconter la vie d’une célébrité en suivant un traitement narratif, scénaristique et pictural qui prend le lectorat par la main pour l’entraîner doucement dans un univers qui peut lui être totalement étranger. Cela impose un certain nombre de choix en amont de l’écriture, dont tu as eu la charge. À ce sujet, j’ai deux questions à te poser, la première concernant la mise en récit d’une vie comme celle d’Oum Kalthoum ; quelles sont les idées-forces autour desquelles tu as forgé ce récit ?

 

Nadia Hathroubi-Safsaf : Plusieurs options se sont présentées à moi ; la première aurait été de faire une bande dessinée politique, sur Oum Kalthoum en tant que figure des nationalismes arabes et du panarabisme, ou alors sur la vie de la femme qu’elle était, ou encore, et c’est sur quoi mon choix s’est arrêté, sur la manière dont elle est devenue Oum Kalthoum, un aspect peu connu de son itinéraire, comparativement aux liens qui l’unissaient à Nasser par exemple. J’ai donc eu envie de raconter son enfance, de partir de là afin de donner de l’humanité à cette grande icône. Je voulais par ailleurs faire quelque chose de poétique, de doux et d’émouvant. Oum Kalthoum est un peu la madeleine de Proust de notre enfance en tant que descendant·es d’immigré·es d’origine arabe en France, puisque nos pères l’écoutaient souvent, notamment en voiture, ce qui rattachait notre génération à notre culture d’origine, dont nous avions été coupé·es. Quand j’étais jeune, ce n’était pas très valorisant de se présenter comme étant d’origine maghrébine, contrairement à celleux qui avaient par exemple une culture franco-britannique ou franco-américaine ; à l’école, on nous dissuadait de parler arabe à la maison, sous prétexte que nous aurions du mal à assimiler le français. Finalement, en écrivant sur Oum Kalthoum et en touchant à l’enfance, d’une certaine façon j’écrivais aussi pour la petite fille que j’ai été et qui n’avait pas accès à ce versant-là de sa culture. Je suis convaincue que si l’on m’avait raconté l’histoire de cette diva durant ma jeunesse, la manière dont elle a bravé les injonctions, cela aurait pu m’aider à me forger. 

 

K.K. L’autre question concerne le lectorat cible, français, ou francophone du Nord en général. Quels partis pris ce projet a-t-il dû adopter afin de s’assurer de conquérir un public au sujet d’une figure, certes mythique pour le monde arabe, mais dont le public étranger a une inconnaissance quasi absolue ?

N.H.S. C’était important pour moi que le récit soit didactique. C’est pourquoi je l’ai ancré dans un événement ayant eu lieu en France, à savoir les concerts de l’Olympia ; j’ai voulu que le lectorat s’identifie un peu au personnage de la journaliste française qui recueille la parole d’Oum Kalthoum, un prétexte afin de parler d’éléments clefs de sa vie sans alourdir le texte. Néanmoins, un livre échappe toujours à son auteur·ice, ou à ses autrices en l’occurrence. Notre roman graphique jouit actuellement d’un succès d’estime qui nous ravit absolument, mais probablement qu’un impensé colonial, orientaliste, joue dans cet engouement : le travers de l’exotisme, de la beauté présumée de tout ce qui se rapporte à l’Orient, faisant qu’une culture méconnue, souvent, lorsqu’elle ne rebute pas, est jugée fascinante simplement parce qu’elle suscite un certain imaginaire. Ce n’est pas nécessairement ce type d’attrait que nous avions en tête lorsque Chadia et moi avons pensé la beauté et la poéticité des dessins ; nous voulions installer une atmosphère davantage propice à la nostalgie, quelque chose de doux, qui nous berce, exprimant notre respect à l’égard de cette femme. Plus je me documentais sur Oum Kalthoum, lors de la phase de recherches, plus j’étais impressionnée par ce qu’elle a pu réaliser — on est quand même au début du XXe siècle ! Tout dans son parcours défie les clichés sur l’Orient, notamment la figure paternelle, qui n’a rien à voir avec les représentations courantes, en France, de l’homme obtus n’écoutant pas les désirs de ses filles, alors que le père d’Oum Kalthoum laisse son épouse et ses autres enfants au village pour l’accompagner au Caire ; c’est toute la structure familiale qui change autour d’elle. Le succès d’Oum Kalthoum vient entre autres du fait qu’elle a été soutenue par sa famille, ce qui est très moderne. C’est rare que l’on parle des Arabes de cette manière-là ; on a plus souvent affaire à des femmes arabes empêchées, par leurs pères ou par la « tradition » en général. 

 

K.K. Ce livre est le fruit d’une collaboration entre deux Franco-Tunisiennes, ou deux Tunisiennes nées en France, et qui, comme tu le disais, ont appris à aimer Oum Kalthoum par l’exemple — c’est un amour transmis par les parents. Peut-on dire qu’Oum Kalthoum est aujourd’hui une figure de la transmission et de la nostalgie ?  

N.H.S. Absolument. Je n’ai aimé Oum Kalthoum que parce que mon père l’écoutait, et encore, à l’époque, ses chansons ne me plaisaient pas et ses enregistrements vidéo me faisaient peur ; je la trouvais sévère, elle me rappelait les tantes un peu méchantes qui trouvent toujours quelque chose sur lequel te reprendre (rires). C’est en vieillissant que je me suis rapprochée de cette icône comme d’un motif de fierté culturelle. Je n’ai jamais eu honte de ma culture arabe, mais on ne nous donnait pas suffisamment de choses autour desquelles consolider notre fierté envers notre culture. Nous étions ces immigré·es un peu honteux·ses d’être là sans y avoir été invité·es. Or, si un livre avait pu me donner ce sentiment de fierté et me faire accéder à un patrimoine aussi riche, si j’avais su qu’il y avait par exemple des divas égyptiennes qui interprétaient des textes de poètes persans très anciens — je parle d’Omar Khayyâm —, tout aurait été différent. C’est bien tard que j’ai appris à apprécier Oum Kalthoum, surtout grâce à une chanteuse tunisienne, Dorsaf Hemdani (ndlr : album intitulé Princesses du chant arabe reprenant des morceaux de Fairouz, Asmahan et Oum Kalthoum). Ce livre est donc une façon pour moi de me réapproprier mon identité arabe, ce qui relève de l’inconscient, évidemment, c’est ce que j’analyse aujourd’hui a posteriori ; à l’époque, je ne me rendais pas compte que j’étais dans un processus de reconstruction identitaire, surtout quand je vois que le livre existe et qu’il devient à son tour un relais dans la chaîne des transmissions : ce sont les trentenaires qui l’achètent pour leurs parents, ou des parents qui l’offrent à leurs enfants adolescents. Comment expliquer qu’une telle figure fédère tous les peuples du monde arabe, du Maghreb au Mashreq ? Tout le monde s’approprie Oum Kalthoum, par-delà les nationalismes, et en France, c’est même devenu aujourd’hui une icône du « Maghreb United ». 

K.K. À l’origine d’une biographie, il y a la personne dont on parle, et celle qui parle — ou qui dessine. Le récit que l’on se fait des autres n’est donc jamais tout à fait objectif, il y a toujours un peu de soi qui passe. En quoi l’histoire d’Oum Kalthoum parle-t-elle de ses autrices ?

N.H.S. Il me tenait à cœur, pour le symbole, que deux Franco-Tunisiennes écrivent et dessinent la vie d’Oum Kalthoum. En France, le milieu de la bande dessinée reste très masculin et monochrome. Au fond, ce roman graphique parle donc de notre volonté. C’est le sens de la réplique que Chadia a suggéré de mettre dans la bouche d’Oum Kalthoum : « Si je n’étais pas née pauvre, paysanne, à Tmaë el-Zahayra, je ne serais rien. » Je suis contre le concept de l’autodétermination et je pense que la méritocratie n’existe pas ; il y a toujours des déterminismes socioéconomiques, mais il faut admettre que c’était tout à fait improbable que deux femmes comme nous, avec les origines très modestes qui sont les nôtres, puissent en arriver là. Étant l’aînée, j’ai beaucoup servi d’interprète pour mes parents. Socialement, nous revenons de très loin, il y a donc une revanche, la raison pour laquelle j’ai toujours voulu travailler dans la presse écrite plutôt qu’à la télévision ; j’avais une revanche à prendre sur l’écrit.  

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K.K. En 2021, à l’Institut du Monde arabe, à Paris, s’est tenue une grande exposition intitulée Divas. D’Oum Kalthoum à Dalida, exposition qui a peut-être préparé le terrain à la naissance du projet de ce roman graphique. C’est donc aussi la diaspora arabe qui redécouvre une partie de son patrimoine tout en le partageant avec un public non immigré ou non issu de l’immigration. Comment décrire cette nouvelle Oum Kalthoum ainsi que ce partage pour ainsi dire interculturel ?

N.H.S. C’est peut-être moins une redécouverte qu’une revalorisation. Nous sommes la génération qui enterre ses parents, ceux de la première immigration ; nous nous accrochons aux souvenirs qui nous restent d’eux, ce qu’ils aimaient, ce qu’ils écoutaient, et la musique est un aspect mémoriel probablement plus facile à entretenir que la cuisine, par exemple. C’est donc la transmission qui m’importait, mais entre le désir et la réalité, il peut y avoir un fossé. Il existe actuellement une mode en France autour des femmes puissantes, une expression récupérée du titre d’un roman de Marie Ndiaye, Trois femmes puissantes, et qui est allée jusqu’à devenir le titre d’une émission et d’un livre par la journaliste Léa Salamé. Il est donc possible que notre livre soit arrivé au bon moment ; Oum Kalthoum est, après tout, une femme qui a « réussi » et qui s’est imposée dans un monde d’hommes. Mais il y a également un autre timing : plusieurs jeunes artistes, auteur·rices, chercheur·ses dit·es issu·es de l’immigration s’approprient le patrimoine culturel de leurs parents, et en cela, Oum Kalthoum apparaît comme une figure grand public, fédératrice ; cette femme s’est sortie de son village, de sa condition de paysanne, de femme ; elle porte des diamants et du Chanel. C’est donc une self made woman dont l’itinéraire pourrait interpeller des personnes issues d’une variété d’horizons culturels et démographiques.  

K.K. On peut noter une véritable réflexion d’ordre esthétique dans ce livre, surtout sur la relation entre le sacré et le profane. C’est un roman graphique sur une jeune fille venue au chant par la religion, une religion par ailleurs iconoclaste, et dont le chant, sans être littéralement mystique, l’était pourtant par la seule force de sa voix. Peux-tu nous expliquer les choix esthétiques stratégiques que vous avez faits autour de la question religieuse ?

N.H.S. Oum Kalthoum est devenue chanteuse d’abord en récitant le Coran, et dans le livre, ses psalmodies sont représentées par des calligraphies. Lorsqu’elle se met à chanter de la variété, au contraire, la calligraphie est abandonnée au profit d’autres formes de stylisation : les vers tournoient autour de la diva, avec parfois un effet magique pour suggérer la manière dont elle enchante littéralement le public. Oum Kalthoum était une mystique et n’a jamais caché l’importance de la religion dans sa vie, d’où justement son côté austère quand elle chante et qu’elle a gardé après son passage du chant sacré à l’interprétation profane. Nous nous sommes confrontées à cette difficulté-là, surtout vu le contexte français, plus volontiers islamophobe qu’anticlérical en général ; mais nous ne voulions pas éluder cet aspect si crucial de sa vie. Nous avons donc choisi de montrer sans montrer, c’est-à-dire plutôt par la métaphore et l’esthétisme. Mais là encore, le retour du lectorat n’est jamais prédictible : tant de personnes, franco-françaises, m’ont dit le bien que cela leur faisait de voir de la calligraphie arabe sur fond blanc ou noir sans que cela se rapporte à Daesh… C’est violent, certes, et je ne l’avais jamais conscientisé de cette façon — le but n’était pas d’écrire un livre anti-Daesh —, mais tant mieux s’il y a réconciliation et que l’on se fait moins fusiller du regard dans la rue si on parle en arabe. 

 

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K.K. J’aimerais que l’on s’arrête sur l’une des plus belles images du livre : lorsque, récitant le Coran dans un champ de coton, la jeune Oum Kalthoum libère une calligraphie sous forme de rossignol, faisant en sorte que le panier de coton que porte la mère sur sa tête, à côté, devienne un paysage où volent des oiseaux… Et d’ailleurs, plus d’une fois, Oum Kalthoum dit « Je n’oserai jamais » avant de se lancer dans quelque chose : chanter pour la première fois devant des gens, se baigner pour la première fois dans la mer. Y aurait-il moyen de faire d’Oum Kalthoum une héroïne féministe moderne ?

N.H.S. Certainement, mais je ne voulais pas non plus que nous tombions dans le travers de l’hyper-fascination envers les femmes arabes qui accomplissent des exploits, ce qui conforte, par inversion, le cliché persistant que j’ai évoqué plus tôt, celui de la femme arabe empêchée. Je suis très précautionneuse là-dessus, car on peut très facilement trouver cela génial que deux nanas rebeus fassent quelque chose de ce genre. Je craignais aussi que le contexte militant, à la mode, biaise la réception du livre et qu’on l’apprécie, de manière paternaliste, pour son côté inspirant. J’ai préféré laisser le/la lecteur·rice se faire son avis ; à aucun moment on ne dit que c’est une femme puissante, mais on la voit s’installer progressivement dans la vie et son milieu, prendre sa place. Et elle est comme nous, avec notre syndrome de l’imposteur ; c’est une femme comme les autres, elle hésite puis fonce. 

 

 

 

Nadia Hathroubi-Safsaf et Chadia Loueslati, Oum Kalthoum. Naissance d’une diva, Paris, JC Lattes, coll. « La Grenade », 2023, 144 p., 38,98 $.