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Outre-Lettres | Entretiens pour LQ

18 janvier 2023 | Outre-Lettres | Entretiens pour LQ
Mohamed Amer Meziane : « La modernité a essoufflé les forces créatives en nous »

D’outre-Atlantique, tous les deux mois, un·e auteur·e de langue française est invité·e à parler de son œuvre – fiction ou non-fiction –, du devenir du monde et des enjeux poétiques et politiques reliés à sa pratique.

Mohamed Amer Meziane : « La modernité a essoufflé les forces créatives en nous »

D’outre-Atlantique, tous les deux mois, un·e auteur·e de langue française est invité·e à parler de son œuvre – fiction ou non-fiction –, du devenir du monde et des enjeux poétiques et politiques reliés à sa pratique.

 

Il aurait fallu à Bonaparte se déclarer musulman afin d’accomplir ses velléités impériales en Égypte ; la sécularisation ne serait pas tant la fin de la domination religieuse que le transfert du ciel sur la terre comme espace à conquérir ; le colonialisme n’est pas uniquement le fait de confisquer la terre d’autrui, ses ressources et ses vivants, mais aussi ses non-humains et l’invisible même qui l’irrigue. Tels sont quelques-uns des faits que donne à lire Des empires sous la terre. Histoire écologique et raciale de la sécularisation (La Découverte, 2021), de Mohamed Amer Meziane.

Le philosophe et performeur, diplômé de l’Université Panthéon-Sorbonne et aujourd’hui professeur à Brown University (Rhode Island), nous fait le plaisir d’un entretien pour Lettres québécoises. Les analyses auxquelles il s’adonne dans son ouvrage, et au sujet desquelles nous avons voulu l’entendre et le lire plus avant, apportent des perspectives inédites à quelques problématiques qui font souvent l’actualité des débats d’idées nord-américains.

Écologie, décolonialisme et racisme sont les noyaux principaux de cet essai très remarqué outre-Atlantique. Meziane part d’une relecture de l’histoire de la philosophie occidentale elle-même – une relecture mise en miroir avec l’histoire du colonialisme – pour en venir à esquisser un autre état des lieux de l’écologie décoloniale et des luttes qu’il faudrait conduire sur ces bases. La sienne, de lutte, l’auteur la mène sur le terrain de la théorie et de l’épistémologie et la porte dans une poétique fortement incarnée, évocatrice, faisant que Des empires sous la terre est aussi un plaisir de lecture en plus de livrer des clefs d’analyse – et d’action – précieuses pour quiconque souhaiterait étendre la réflexion décoloniale par-delà son périmètre américanocentré – parfois anhistorique – et la question écologique et environnementale plus loin que ses entraves euro- et anthropocentrées.

Entretien.

 

 

Khalil Khalsi : Pour commencer, pouvez-vous décrire la démarche que vous adoptez dans votre ouvrage Des empires sous la terre ?

 

Mohamed Amer Meziane : Le geste initial de ce livre était de faire l’histoire critique d’un débat popularisé en France après le 11-Septembre. Il consiste à savoir si l’Islam est compatible ou non avec la modernité (et, dans sa forme française, avec la République). Il n’y avait alors que deux solutions : la réforme de l’Islam de France – position institutionnelle portée notamment par la création du Conseil français du culte musulman – ou l’exclusion des musulmans du pays – position de l’extrême droite et d’une part grandissante de la droite. Il m’importait alors de problématiser l’injonction à laquelle doivent répondre souvent les intellectuels arabes non européens en prenant parti pour l’une ou l’autre de ces hypothèses.

Mon intuition était que l’Algérie coloniale jouait un rôle primordial dans cette configuration d’interprétations. La réflexion a toutefois pris un autre tournant à partir de la relecture de textes classiques de la philosophie européenne, éminemment problématiques, comme ceux de Hegel au sujet de l’Orient et de l’Afrique. Ce dernier énonçait un partage entre les civilisations orientales, selon lui incapables de séparer la politique de la religion, et l’Occident, qui y serait parvenu dans la mesure même où il aurait réalisé le christianisme sur terre. Il s’agit là de l’invention de l’hypothèse de la sécularisation : que le christianisme constitue la matrice de l’universalisme en affirmant l’humanité de Dieu et la divinité de l’être humain, à l’opposé des autres religions. Par contraste, il s’agit d’admettre que les autres religions sont incapables d’engendrer la civilisation moderne et séculière fondée sur l’institutionnalisation de l’égalité et de la liberté. L’hypothèse hégélienne a évidemment été beaucoup critiquée par le postcolonialisme, mais sans jamais, me semblait-il, en prendre à bras-le-corps le fond de l’affaire, à savoir la lecture de l’Occident par lui-même, à travers le prisme de la sécularisation. Au fil des études, j’en suis venu à noter que cette thèse avait eu un impact sur la pensée coloniale française, notamment chez les premiers républicains du xixe siècle (Quinet, Michelet…) qui, ce faisant, légitimaient la colonisation de l’Algérie.

L’on passait donc de l’histoire de la philosophie, et de la fin de l’idéalisme allemand, à l’histoire coloniale, et à la colonisation de l’Algérie. N’étant pas historien de formation, je me suis mis à me renseigner sur le contexte global du xixe siècle, me décentrant alors des textes et des idées elles-mêmes pour me consacrer à l’étude des pratiques et finir par composer un grand puzzle, qui allait devenir ce livre. L’un de mes partis pris, c’était de situer le point de départ de la sécularisation dans l’expédition d’Égypte, où Napoléon déclarait : « Nous sommes de vrais musulmans. » Je voulais insister sur les effets qu’ont eus les interactions entre l’Europe et ses colonies, non seulement sur les populations colonisées, mais au sein même de l’Occident, de quoi dissoudre le récit que ce dernier dresse de lui-même. La stratégie était, plutôt que de répondre à certains idéologues de l’Occident que l’Islam ne confond pas religion et politique, de se demander si cette séparation elle-même a bien eu lieu « en Occident ». La réponse est « non », évidemment, et qu’il y a eu, par la colonisation, la naissance d’une nouvelle forme d’hégémonie européenne. Et plutôt que de dire que la sécularisation est un mythe, j’ai préféré garder le concept en en faisant une contre-histoire, une histoire souterraine – en exhumant ce que la thèse hégélienne ne dit pas –, notamment en retournant à la phrase napoléonienne : l’énonciation d’une rupture dans la structure même du colonialisme, pour prouver que c’est moins le christianisme lui-même que l’empire qui se sécularise alors, prenant ainsi ses distances vis-à-vis de la mission chrétienne.

 

K.K. En quoi, selon vous, le concept de Sécularocène serait-il plus opérationnel que celui d’Anthropocène, qui est abondamment utilisé dans la pensée écologique afin de désigner l’ère géologique qui est la nôtre et où l’activité humaine aurait eu l’impact le plus durable ?

 

M.A.M. L’un de mes objectifs était de savoir ce qu’une telle relecture pourrait changer au niveau de la conception de ce que l’on appelle sécularisation ou modernité impériale. Cette vision alternative permettait d’établir des liens entre des phénomènes centraux et d’autres, en apparence marginaux, dans l’histoire du xixe siècle. Il s’est avéré que 1830 était à peu près le début des processus qui allaient faire passer le charbon d’un usage domestique à son utilisation comme combustible fossile. En connectant ainsi entre eux des événements ayant eu lieu de manière simultanée, je proposais un concept permettant de les unifier et de rendre signifiantes cette simultanéité et cette synchronicité : c’est ainsi que j’ai proposé le concept de « sécularocène ». Je partage les critiques faites à l’encontre du concept d’Anthropocène en considérant que l’« humanité » (anthropos : homme, humain – ndlr) n’est pas un concept suffisamment rigoureux pour comprendre les différents niveaux de responsabilités qu’ont certains acteurs dans la fabrique de ce que l’on appelle le « dérèglement climatique ». Je partage aussi les critiques postmarxistes ou décoloniales qui considèrent que le capitalisme est davantage en cause que l’ensemble des civilisations humaines, en attribuant la responsabilité à la modernité européenne dans la mesure où elle s’est mondialisée. À ceci près que, ni la notion de Capitalocène ni celle de Plantationocène (qui a le mérite d’insister sur l’importance du colonialisme) ne me paraissaient suffisantes ; elles ne permettaient pas, selon moi, de voir que, d’une part, la modernité elle-même est impliquée en tant que système global, et que, d’autre part, les phénomènes d’interaction entre politique et religion étaient rendus complètement invisibles par ces perspectives.

C’est ce que la notion de Sécularocène voudrait apporter : la prise en compte de certains phénomènes théologico-politiques à l’intérieur même de ce problème. Il ne s’agit pas de remplacer un concept par un autre, mais plutôt d’assumer la pluralisation des perspectives. Il s’agit donc davantage de la formulation d’une question : si la modernité est l’Anthropocène ainsi que la sécularisation, pourquoi alors ne pas interroger les liens entre Anthropocène et sécularisation ? Par corollaire, il s’agit de dire que « sécularisation » renvoie à un ensemble de processus complexes, multiformes, et non pas à un agent en particulier – c’est ce que je voudrais expliciter dans un autre ouvrage.

 

K.K. Vous faites une relecture philosophique de l’histoire coloniale et impériale, parfois selon une dialectique qui n’est ni matérialiste ni même métaphysique. Pourtant, on a l’impression, notamment par les métaphores que vous mobilisez – des métaphores opératoires, comme celles de la revenance, des empires sous la terre, du sacrifice du ciel –, qu’il pourrait y avoir une réflexion proprement métaphysique sur le Sécularocène…

 

M.A.M. Vous anticipez sur mes prochains travaux. Le Sécularocène serait considéré comme la mise en pratique d’une certaine conception métaphysique qui ne s’assume pas comme telle ; en barrant le méta‑, cette vision réduit le monde métaphysique au monde physique, au naturel ou au social, à l’univers objectivable comme l’unique réel possible. Le Sécularocène serait, en ce sens, non pas une civilisation (c’est moins homogène que cela), mais un ensemble de pratiques extractives, un modèle de développement et de croissance qui influe sur nos modes de vie, eux-mêmes portés par des croyances incarnées ; une antimétaphysique relevant elle-même de la métaphysique. Je m’explique : l’argument principal du livre, c’est au fond que la critique du ciel a bouleversé la terre ; qu’au xixe siècle, l’on n’a pas réellement abandonné l’au-delà et la promesse du salut, mais qu’il a été stipulé que le paradis et la rédemption demeuraient des songes tant qu’on ne les réalisait pas sur terre. L’idée de l’au-delà n’a pas été abandonnée, mais paradoxalement instaurée comme étant non métaphysique, donc traductible ici-bas à travers les transformations de la nature par l’action industrielle des hommes sur le monde. Une perspective métaphysique sur la question devrait prendre appui sur les traditions du Sud. Mais, pour réellement questionner le « centre », ou comment le canon philosophique occidental structure encore nos pratiques du savoir, il devrait prendre racine dans une démarche critique qui assumerait un vis-à-vis central avec l’hégélianisme, à la suite de la plupart des courants philosophiques du xxe siècle. Pourquoi ? Précisément parce que Hegel est le symptôme de quelque chose de plus vaste, l’expression philosophique des processus extractivistes décrits dans Des empires sous la terre.  

 

K.K. Dans l’un des chapitres, vous faites référence à l’extractivisme du charbon en Indochine et à l’opposition entre, d’un côté, la croyance chinoise en l’existence de dragons souterrains – que l’exploitation risquait de blesser ou de réveiller –, et de l’autre, le rationalisme impérial auquel cette croyance ferait obstacle, comme vous dites. À ce moment-là, il me semble que vous touchez à une question qui préoccupe les anthropologues dits de la nature, à savoir les frictions et les rapports de pouvoir entre cosmologies (les visions métaphysiques du monde et les conceptions qui en découlent entre humains et non-humains, visible et invisible, etc.). Vous faites référence aux êtres « extra-humains », les appelez-vous, qui infusent la cosmologie des populations chinoises colonisées, ce qui aiderait à désavouer le biocentrisme et le matérialisme actuel des débats sur le vivant, lesquels débats se soucient très peu de la question de l’invisible. À quoi ressemblerait une analyse cosmologique du Sécularocène ?

 

M.A.M. Le manuscrit sur lequel je travaille actuellement essaie de poser la question cosmologique, dont Des empires sous la terre ouvrait déjà l’espace de discussion, en effet. Le prochain livre s’inscrit dans une forme de familiarité vis-à-vis des courants anthropologiques qui critiquent le partage entre « nature » et « culture » ; cette critique tend à provincialiser l’Occident en considérant que sa modernité correspond à une cosmologie ou à une ontologie locale dont les présupposés ne sont pas universalisables. Or, si l’on dit, comme le fait Descola, que la nature est inventée, on ne parle que des non-humains qui sont traductibles dans le régime de la nature, ou ce que cet anthropologue appelle l’ontologie naturaliste – les animaux, les plantes et le vivant en général –, sans poser la question de la réalité attribuée aux esprits, aux dieux (ou à Dieu, selon les traditions). Poser cette question reviendrait à complexifier le partage du monde entre différentes cosmologies ; on postulerait plutôt que différentes traditions se rapportent à des entités qui ne sont pas de ce monde. Une anthropologie historique de la sécularisation plutôt que celle du naturalisme éclairerait autre chose que l’invention de la modernité : d’une part, l’invention de la religion – l’universalisation de ce terme fait partie des coordonnées du problème comme l’a montré l’anthropologue Talal Asad –, d’autre part, l’opposition entre science et croyance, comme le faisait feu Bruno Latour.

L’exemple du dragon souterrain dont vous parlez, et auquel le titre du livre fait référence, renvoie à une pratique extractive très précise et archivée par une autorité coloniale faisant état d’un échange entre l’administrateur colonial et ce que l’on sait d’une parole indigène à ce moment-là : ne pas aller dans le sous-sol de peur de réveiller le dragon. Il n’est pas étonnant, bien sûr, de noter que l’administrateur parle de « superstition » ; c’est le vocabulaire de la critique de la religion, « la critique du ciel » marxiste, une critique qui exprime de facto un autre rapport à la terre et au sous-sol, « désenchanté » dit-on parfois depuis Max Weber. Il ne s’agit pas que d’un déploiement continu et linéaire de l’extractivisme, mais d’une mutation du rapport à la terre et au sous-sol qui dépend de la transformation du rapport aux entités célestes et transhumaines. Je dirais en un mot « métaphysique ».

 

K.K. En vous lisant, on perçoit implicitement la critique de certaines tendances réflexives et systématiques du postcolonialisme et du décolonialisme, pas assez radicales, selon vous, comme vous le confiez dans une interview pour la revue Orient xxi. La raison, si je comprends bien, est que les impérialismes diffèrent du colonialisme et que ce que l’on appelle le néocolonialisme est à lire comme la perpétuation du Sécularocène. Dès lors, quel concept pourrait-on préférer à l’écologie décoloniale ?

 

M.A.M. Je suis solidaire de l’orientation générale de la pensée dite « décoloniale », que l’écologie politique devrait urgemment prendre en compte. Néanmoins, je pense que ce n’est plus totalement l’enjeu ; le fait de considérer que cela soit acquis nous oblige à aller plus loin. Plusieurs questions sont à soulever. D’abord, celui du colonialisme comme étant ce qui contribue au dérèglement climatique – d’accord, mais comment ? quel type de colonialisme ? À mon sens, le colonialisme n’est qu’une partie du tableau ; il faudrait en montrer la centralité dans des processus plus vastes. C’est pourquoi il faut davantage parler d’une écologie des impérialités. Évidemment que la responsabilité du mode de vie occidental est avérée, en ce qu’il est le plus polluant ; c’est une banalité qu’il faut pourtant rappeler.

Ensuite, il se trouve que celle-ci a tendance à s’organiser géographiquement sur un imaginaire transatlantique, en un sens américano-centré ; la réflexion décoloniale latino-américaine, avec pour point de départ 1492, met la conquête des Amériques au premier plan. J’essaie pour ma part de poser une autre perspective, qui ne peut pas être celle du Plantationocène ; une perspective « nord-africaine », méditerranéenne, considérant que l’on fait partie d’un monde où les interactions dans le Mare Nostrum existent depuis des millénaires. C’est pourquoi j’insiste sur l’expédition en Égypte comme l’origine d’une perspective centrée autour de l’Afro-Asie, partant de la Méditerranée. Des empires sous la terre essaie de répondre à cette question en posant d’autres jalons temporels que celui de 1492, et en se positionnant vis-à-vis d’une hégémonie de langage purement focalisée sur l’expérience américaine (latino- et afro-). Par exemple, c’est important de dire que les pratiques d’extraction en Amérique du Sud sont liées au sort des communautés autochtones dans ces pays-là, mais dans quelle mesure peut-on appliquer cette lecture à d’autres communautés marginalisées, ou racialisées comme on dit, telles celles du Moyen-Orient ou d’Afrique du Nord – ces populations que, depuis le 11-Septembre, l’on met dans la catégorie « musulman », même si elles ne le sont pas ?

C’est pourquoi l’essai tente de mettre en lien l’urgence climatique avec les questions de racialisation de l’Islam ; le Moyen-Orient n’aurait, par exemple, jamais existé sans les pratiques d’exploitation du pétrole. Comment ne pas mettre l’agriculture intensive en rapport avec les pratiques d’expropriation des terres mises en place par l’administration coloniale française en Algérie, ainsi qu’avec le mythe du nomadisme arabe en tant que modus vivendi qui aurait déforesté l’Afrique du Nord après avoir été supposément merveilleuse sous l’empire romain ? Enfin, ce qui compte pour moi, c’est de reprendre ces archives pour les déployer dans un autre cadre théorique, irréductible à l’écologie décoloniale, qu’il faudrait – pour en revenir à votre question – sûrement appeler autrement. Car si l’on veut réellement décoloniser, il faudrait remplacer le terme d’écologie par autre chose, dans la mesure où celle-ci suppose une division entre l’homme et son environnement qui est intrinsèque à la vision du monde moderne et occidentale. Une vision plus planétaire qu’écologique, peut-être, histoire de se décaler de l’eurocentrisme de l’oïkos et de l’anthropocentrisme que charrie la notion d’« environnement ».

 

K.K. Tout compte fait, considérant votre décalage vis-à-vis de certains systématismes discursifs – un peu hégémoniques, comme vous dites, bien qu’ils se pensent tout l’inverse –, en plus du fait, étant philosophe de formation, que vous avez écrit ce livre par nécessité, sans oublier que vous êtes aussi musicien – on y reviendra… Se peut-il que votre engagement intellectuel essaie de négocier avec ce que l’on pourrait appeler une espèce de combat assigné ?

 

M.A.M. Hier (19 octobre 2022 – ndlr), à la foire internationale d’art contemporain Paris Internationale dont Anissa Touati est la curatrice, j’ai modéré une conversation entre plusieurs curateurs[1]. En essayant de pointer les limites de la décolonisation, nous nous sommes rendu compte que ce n’était pas la tâche des descendants des colonisés, mais celle des « descendants de colons » d’apprendre à se décoloniser eux-mêmes. Nous n’avons plus le temps, et les ressources pour penser et créer, nous devons les trouver dans quelque chose de plus vaste que l’opposition. C’est ce que tente de faire Des empires sous la terre, en interrogeant la nature de ce colonialisme, et surtout, en se demandant ce dont il est phénomène – quelque chose de plus étendu. La citation de Fanon à la fin du prologue, que « l’impérialité est l’essence de la ‘‘violence à l’état de nature’’ », sert à dire que le racisme est lui aussi la manifestation de quelque chose de plus large. Et c’est à cette réalité qu’il faut s’attaquer, ce qui pourrait, par ailleurs, nous réunir en fait, descendants de colonisés et de colons, au prix d’une réelle remise en cause commune et différentielle… Mais comment se réapproprier les ressources traditionnelles et métaphysiques, qui sont les nôtres ? Comment refaire siennes, d’un point de vue créatif, ces ressources dont la modernité a essayé de nous couper, sans pour autant retourner au traditionalisme ou à la religion ? La « modernité » – ou plus précisément la sécularisation impériale – a essoufflé les forces créatives en nous alors qu’elle nous promettait d’être la grande civilisation de la liberté magnifiant la capacité pour l’homme de créer lui-même ses propres conditions d’existence. En séparant par exemple l’art de la réalité politique et sociale, elle a créé l’expérience que nous en faisons aujourd’hui, notre croyance en l’esthétique au fond mais elle a aussi réduit les potentiels créatifs par ce même biais.

 

K.K. Justement, j’ai été sensible à votre prose et à une espèce de poéticité, surtout dans l’introduction et la conclusion où peut-être le recul et la synthèse autorisent le déploiement d’une littéralité pensive. À quel point les images, les effets de style et la quête sémantique du mot ou de l’expression justes, qui sont parfois des métaphores, vous aident à penser ; ou pour le dire autrement, à quel point la théorie et le raisonnement s’adossent un peu à l’esthétique, à la poétique ?

 

M.A.M. Je suis content que vous souleviez cette question. En effet, je suis d’abord et avant tout musicien. Je suis par exemple sensible à la question des futurs ancestraux, que j’essaie de déployer dans ma pratique musicale. Je donne des conférences performées, que je fais avec un bendir, ou que je finis en concert. Il faut sortir du discursif et de l’intellectualité pour transformer nos sensibilités ; plus abstraitement, je crois beaucoup plus à la reconnexion de l’art aux puissances qu’on ne maîtrise pas rationnellement qu’à la politique stricto sensu. Tenez : j’ai passé deux mois et demi au Burkina Faso, où j’ai collaboré avec des musiciens, comme le regretté Victor Démé, ainsi qu’avec des griots. Cela a complètement transformé ma pratique musicale, pour deux raisons. La première est que, pour eux, c’est un mode de vie inscrit dans des pratiques d’ordre spirituel, elles-mêmes correspondant à une dimension à la fois cosmique et politique. Ensuite, de façon synchrone, à la même époque, j’ai redécouvert le bendir, dont mon père – lui-même musicien – avait ramené des exemplaires de Kabylie. J’ai alors commencé à considérer cet instrument comme une trace ancestrale, à le réinvestir de manière créative dans le temps présent. Le bendir ne donne jamais la même note, en fonction de la température ambiante ; il faut donc s’adapter à son organicité, faire corps avec. Ce qui m’importe, c’est le geste même d’utiliser un tel instrument ancestral, comment placer sa voix, comment le disposer dans un contexte moderne et contemporain. Ce geste pratique retranscrit celui qui s’exprime philosophiquement dans le livre, sans qu’ils se réduisent l’un à l’autre.

 

Mohamed Amer Meziane, Des Empires sous la terre. Histoire écologique et raciale de la sécularisation, Paris, La Découverte, 2021, 352 p., 34,95 $

 

[1] Khanyisile Mbomgowa, curatrice de la Biennale de Liverpool ; Folakunle Oshun, directeur de la Biennale du Lagos ; Valentine Umansky, curatrice vidéo à la Tate à Londres ; Michèle Sandoz, qui dirige le pôle culturel du cicr après avoir travaillé longtemps chez Art Basel.