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Une violence commune dans trois nouvelles inégales

Nouvelles

Dans Grand fauve dehors, Michel Ouellette, auteur franco-ontarien incontournable, poursuit son travail narratif avec deux histoires intrigantes et la réécriture d’un mythe qui tombe carrément à plat. Lauréat du Prix du Gouverneur général en 1994 pour sa pièce French Town (1993), Michel Ouellette est un dramaturge chevronné qui, depuis quelques années, s’aventure dans l’écriture narrative et parfois poétique. Je garde d’ailleurs un excellent souvenir de Fractures du dimanche (2010) et de Frères d’hiver (2006). Il faut également mentionner que l’écrivain s’intéresse depuis longtemps à la relecture de mythes, comme en témoignent les pièces Iphigénie en trichromie et La colère d’Achille, regroupées dans un même ouvrage paru en 2009 aux éditions Prise de parole, où l’auteur a publié la plupart de ses œuvres.

Meurtres et mystères

Disons-le d’emblée: le texte éponyme de Grand fauve dehors est fascinant pour les lecteur·rices qui souhaitent être dérouté·es. Un narrateur obtient le mandat de raconter l’histoire d’un personnage anonyme, et s’exécute du 11 mars au 30avril 2020. C’est à première vue une confession en lien avec des femmes portées disparues. L’incipit suggère que le narrateur n’est pas totalement maître de sa décision d’écrire le récit: «Je ne devrais pas écrire cette histoire. Ce n’est pas la mienne. Je ne devrais pas. Mais je vais le faire. Parce que quelque chose en moi me pousse à le faire.»

On découvre alors les états d’âme de ce personnage mystérieux, qui aime une femme mariée prénommée Pilo. À ce couple mal assorti s’ajoute Phil Garand, un enquêteur retraité cherchant à élucider la disparition de six femmes. Lorsque Pilo est introuvable à son tour, on soupçonne évidemment N. (le confessé a suggéré d’utiliser la lettre N. pour le désigner). Bien que le narrateur n’ait accès qu’au point de vue de N., il prend des libertés par rapport aux motivations intérieures de la personne dont il relate la vie.

Plus on avance dans la lecture, plus on doute de l’identité du possible tueur en série. Se pourrait-il que le narrateur et N. soient en fait la même personne? Qu’on ait sous les yeux la confession d’un double du narrateur? Une référence à docteur Jekyll et M. Hyde le suggère fortement. Le dernier paragraphe tente de brouiller les pistes et laisse sous-entendre que cette interprétation de l’histoire est plausible: «Au début, il n’était qu’une forme émergeant de la brume, une voix dans la silhouette découpée à contre-jour. J’ai mis des mots sur sa parole. J’ai traduit sa réalité en fiction. Ai-je été fidèle? L’ai-je trahi? Sûrement. Je suis présent dans ce personnage qui le représente.» Cette nouvelle invite à une deuxième lecture.

Le retour

«Retourné» est constitué de vingt-quatre paragraphes disposés chacun sur une page. Dans ce texte, on raconte la réapparition d’un père dans la vie de son fils. Celui que la famille croyait mort ou disparu a été plutôt maintenu en captivité pendant quinze ans. Les deux hommes vont apprendre à se découvrir, avec tous les non-dits que cette situation incongrue suppose.

Ouellette possède ce don de nous faire réfléchir à l’identité des personnages. Écrit au «je», «Retourné» entretient le doute: est-ce le père ou le fils qui agit comme énonciateur? D’ailleurs, à la fin de la nouvelle, le narrateur (ou peut-être l’écrivain lui-même qui le remplace) est conscient de ce jeu identitaire trouble: «Lui et moi. Et toi, toi qui nous lis. C’est fini. Lui et moi et toi. Retournés les uns dans les autres. Et l’autre, celui qui écrit. Un peu moi, un peu lui, un peu toi.» Bien construite, cette deuxième fiction, trop courte, ressemble à un synopsis d’un excellent huis clos. On en aurait pris davantage.

Des mythes et des hommes

Le livre se conclut sur «Jocaste, Œdipe et les autres», dont l’action se déroule de 1931 à 1975 en Ontario, plus précisément entre Thèbes, une localité franco-ontarienne fictive, et la ville de Toronto. Or, au lieu d’être habité par des Franco-Ontarien·nes, le village, dont le principal employeur est Thèbes Lumber, abrite des personnages de la mythologie grecque. On s’en doute, il y aura de l’inceste, de la violence, un parricide, mais très peu d’originalité. En refermant le recueil, j’ai pensé à Antigone (2019), le magnifique film de Sophie Deraspe. Voilà une façon pertinente et esthétique de réinventer un mythe! Dans le cas de Ouellette – cela m’attriste de le formuler ainsi –, cette dernière histoire n’apporte rien de neuf, que ce soit à la mythologie elle-même ou à l’imaginaire du nord de l’Ontario.

Bel exercice narratif, Grand fauve dehors nécessite une lecture active, mais ce n’est pas le meilleur livre pour entrer dans l’univers de Michel Ouellette.

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Michel Ouellette
Sudbury, Prise de parole
2023, 179 p., 22.95 $