Aller au contenu principal

Une saison au soleil

Une saison au soleil
La dystopie chez les éditeur·rices généralistes

On ne peut le nier: les éditeur·rices généralistes s’intéressent de plus en plus à la dystopie. Pourquoi? Discussions avec Lise Demers, éditrice et fondatrice de Sémaphore, Mathieu Lauzon-Dics, codirecteur de la nouvelle collec-tion «VLB imaginaire», Luca Palladino de Kata éditeur et Geneviève Pigeon de L’instant même.

Thématique·s
Réflexions
La dystopie chez les éditeur·rices généralistes

On ne peut le nier: les éditeur·rices généralistes s’intéressent de plus en plus à la dystopie. Pourquoi? Discussions avec Lise Demers, éditrice et fondatrice de Sémaphore, Mathieu Lauzon-Dics, codirecteur de la nouvelle collec-tion «VLB imaginaire», Luca Palladino de Kata éditeur et Geneviève Pigeon de L’instant même.

Thématique·s

C’est habituel, voire inévitable, que certaines frictions se fassent sentir quand un genre naguère «niché» devient prisé par des maisons d’édition plus généralistes. «Inévitable» s’accompagne ici d’un haussement de sourcils, étant donné que, bien sûr, rien ni personne n’a de chasse gardée sur un genre.

Comment un tel basculement du spécialisé au général s’est-il produit? Quelles ont été les conditions culturelles préalables qui ont mené à ce changement? Nous nous sommes également demandé pourquoi les éditeurs généralistes voulaient publier des romans dystopiques expressément à notre époque. Est-ce lié au succès de la science-fiction auprès des jeunes adultes? Tour d’horizon d’un genre qui vit en ce moment une magnifique saison au soleil.

Effet de mode?

«Le mot "dystopie" est à la mode», dit d’emblée Lise Demers de Sémaphore. Nous avons toujours publié des histoires avec une portée sociale, éthique ou politique. Malgré cela, aucun de nos livres ne donne de leçons ou ne fait la morale», ajoute celle qui faisait paraître, en février 2020, Asphyxies, de Sébastien D. Bernier. Elle précise: «La dystopie, dans ce roman, se situe dans la description d’un futur catastrophique. Mais ce n’est pas inéluctable: c’est-à-dire que la dystopie d’Asphyxies est une réflexion sur ce qui se passe actuellement, afin d’encourager les gens à agir.» Et les appels à l’action de l’ouvrage ne concernent pas seulement des protagonistes dans la force de l’âge: «Je n’ai pas lu beaucoup d’histoires qui abordent les personnes âgées, renchérit l’éditrice. Bernier s’intéresse à eux, et en plus, les personnages âgés sont pauvres.» Comme quoi il est possible d’élargir le spectre des problématiques en terres dystopiques.

Geneviève Pigeon, de L’instant même, commente aussi ce regain d’intérêt: «Je pense que la mode, c’est de parler de dystopie!» L’éditrice explique que, traditionnellement, la littérature française compare la littérature de genre à une littérature secondaire. «Mais, ajoute-t-elle, les Anglo-Saxons n’ont pas du tout la même vision. Prenons le cas de Margaret Atwood, qui donne depuis longtemps dans la dystopie; cela n’a pas affecté son prestige en tant qu’autrice. Peut-être sommes-nous une génération qui considère davantage la qualité et non le genre dans lequel le roman s’inscrit?»

Perte d’espoir

Témoin de son époque, la dystopie? Luca Palladino, de Kata éditeur, est de cet avis: «La cli-fi (science-fiction axée sur le climat terrestre) et la collapsologie (qui s’intéresse aux multiples formes que pourrait prendre l’écroulement de nos civilisations) ont assurément émergé comme tendances ces dernières années.» De toute évidence, il y a d’un côté une prise de conscience des conséquences irréversibles des changements climatiques et, de l’autre, une capacité de nier le danger et de poursuivre sagement notre quotidien. Luca Palladino poursuit: «Je pense qu’il est naturel de constater le renouveau de la dystopie, qui correspond à ce que l’on vit. Nous écrivons de plus en plus à propos de transition écologique majeure, car c’est ce que nous sommes en train de vivre.» Il estime que l’humain est un animal sophistiqué qui assimile tout ce qui est négatif et le transforme en créativité. «Je crois que c’est pour cette raison que l’on imagine des œuvres qui abordent la dystopie avec humour. Mais aussi pour que la dystopie soit plus tangible, puisque l’extinction de toute vie humaine est un sujet un peu difficile à digérer!»

Medics

Collage : China Marsot-Wood​​​

 

Geneviève Pigeon abonde dans le même sens: «Tout s’accélère, les feux de forêt, les ouragans… Ces catastrophes frappent l’imaginaire et le commun des mortels ne peut s’empêcher de faire des liens. Je pense que les lecteur·rices souhaitent une fiction qui leur donne l’impression d’avoir une forme d’emprise sur le réel. Nous sommes tous stressé·es à l’heure actuelle et, à L’instant même, nous recevons bon nombre de manuscrits qui explorent cette réaction de l’organisme face aux défis et difficultés contemporaines.»

S’ajouterait-il une tendance à se plonger dans des fictions qui semblent coller à l’actualité? Prenons l’exemple du succès de la série Pandémie, qui a connu des sommets depuis le début de la COVID-19, ou du film Contagion, de Steven Soderbergh, pourtant sorti en 2011, mais téléchargé des millions de fois ces mois derniers.

Reflet de l’époque, certes. Mais la dystopie est aussi un effet de nos sociétés riches, rappelle Lise Demers: «Actuellement, l’Occident est très inquiet devant la peur de perdre son grand confort. L’Occident écrit des dystopies, alors que l’utopie de millions de migrants, c’est de venir vivre dans nos sociétés.»

L’avenir

Est-ce que l’accroissement de l’attention pour la dystopie pourrait s’avérer bénéfique pour le milieu du livre? Geneviève Pigeon le croit: «Je serais curieuse de savoir comment ces dystopies sont reçues par les libraires, ou par le public, vu qu’elles apparaissent encore très peu sur les listes des prix ou des suggestions de lecture. Je pense qu’il reste du chemin à faire pour la reconnaissance de la qualité littéraire de ces ouvrages. Peut-être que cet intérêt nouveau va permettre une mise en marché différente, car les auteur·rices d’imaginaire en langue française, ce n’est pas qu’il n’y en a pas, c’est que l’on n’en parle pas! On les relègue à des collections spécifiques et ils et elles deviennent marginaux.»

Mathieu Lauzon-Dics, codirecteur de la nouvelle collection «VLB imaginaire», partage ce rêve d’un avenir positif pour les littératures et les auteur·rices de science-fiction: «Il y a plusieurs éditeur·rices qui en publient depuis des années, mais nous constatons enfin la création d’un espace où les généralistes et les éditeurs spécialisés vont pouvoir se retrouver sur un terrain commun.»

Après la fin

Certaines maisons d’édition sont déjà en train de prévoir la suite. La collection «VLB imaginaire» a lancé un appel de textes en juin dernier: «On ne veut pas publier de la science-fiction ou de la fantasy comme il s’en fait ailleurs, explique Lauzon-Dics. Nous souhaitons développer un marché qui l’est encore peu au Québec, surtout quand on regarde ce qui paraît dans les milieux éditoriaux en France ou aux États-Unis. On remarque que les jeunes auteur·rices tendent davantage vers le hopepunk. Je perçois la bonté, la douceur et l’espoir qui en émanent comme de grands actes contestataires contre le cynisme ambiant. Plutôt que d’écrire sur la façon dont nous pouvons faire la révolution, il est intéressant d’imaginer la reconstruction et, même, l’après de la reconstruction. Le récit "post-post apocalyptique".»

Geneviève Pigeon a également l’impression que l’engouement pour la dystopie tire à sa fin: «Les romans qui parlent de virus ou de pandémie, je ne crois pas que ça va fonctionner encore longtemps… Si nous regardons dans le passé, je pense par exemple aux années folles, les gens voulaient passer à autre chose, ils voulaient fêter…» La tendance serait-elle à l’espérance, à la reconstruction? Luca Palladino met en tout cas beaucoup d’espoir dans la jeunesse: «Notre mission à Kata est – et je n’aime pas le mot "éducation", pour la raison que ce sont les jeunes qui nous éduquent – la conscientisation. Nous souhaitons donner des outils à la génération montante. Ils sont déjà conscientisés, mais ils doivent maintenant apprendre à naviguer dans le système actuel. Nous voulons leur offrir le meilleur pour reconstruire à partir d’une société dévastée. Autrement, je ne cache pas qu’il y a bel et bien une forme de fatalisme dans les manuscrits que nous recevons. Cependant, lorsqu’on a accepté ce fatalisme collapsologique, comment ne pas basculer dans le nihilisme? Et comment continuer à vivre dans la dignité? En commençant la réflexion sur l’avenir de notre imaginaire.» Car avant d’exister dans un monde, il faut d’abord se l’imaginer.

 


Jean-Michel Berthiaume est doctorant en sémiologie et chargé de cours à l’UQAM. Il est aussi chroniqueur culturel à ICI Radio-Canada Première, où il commente les phénomènes liés à la culture populaire.

Auteur·e·s
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF