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Nous sommes

«Je me révolte,
donc nous sommes.»

Éditorial

«Je me révolte,
donc nous sommes.»

C’est sur ces mots que se clôt le premier chapitre de L’homme révolté (1951), inoubliable ouvrage d’Albert Camus lu pendant mes années d’études à l’université. Je relis et cite souvent l’auteur de La peste, mais la place que sa pensée pouvait prendre dans LQ m’est apparue limpide à la lecture du texte de Joanne Rochette publié dans le cahier Création de ce numéro. «Devant» est une nouvelle dans laquelle sont démontrées, incarnées, l’incroyable actualité de Camus et la nécessité de faire de son œuvre une lecture libre, renouvelée, entière. Du moment où j’ai lu «Devant», au cœur de l’été, j’ai retrouvé ce sentiment familier: sororité avec cette autre lectrice de Camus, envie furieuse d’y replonger, et contamination par la pensée du grand écrivain et humaniste de tout ce que je cogitais, faisais, écrivais – déambulations intellectuelles, rêveries, chroniques, notes diverses, et cet édito.

*

«Je me révolte, donc nous sommes.» Le sentiment qui nourrit mon désir de révolte, celui qui me donne ce qu’il faut pour passer du souhait à l’action, est lié à ce qui me rattache aux autres. Lié à la reconnaissance en moi-même de notre humanité commune et du fait qu’une part d’elle est niée, méconnue, trahie, écrasée.

Parfois, je me révolte aussi parce que c’est en l’autre que je vois cette part d’humanité écrasée. L’autre qui n’est pas moi, mais qui me ressemble. Nous portons tous et toutes en nous l’humaine condition. Se révolter, s’indigner, c’est l’affirmer pour soi-même et pour les autres.

La révolte telle que décrite par Camus n’est pas repli sur soi: elle est ce mouvement qui fait qu’en me soulevant, moi, je me soulève pour nous toutes et nous tous, dans ce mouvement «qui dresse l’individu pour la défense d’une dignité commune à tous les hommes».

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Depuis que je suis devenue rédactrice en chef de LQ, des questions que je me posais depuis longtemps en tant qu’autrice, femme, mère, citoyenne, semblent avoir redoublé d’importance, leur écho résonnant désormais dans toutes les sphères de ma vie, y compris celle du travail. Je viendrai d’avoir cinquante ans au moment de la parution de ce numéro. Pour la première fois de ma vie, j’occupe quelque chose qui ressemble à un poste de pouvoir. Je suis la deuxième femme rédactrice en chef de cette revue fondée en 1976, et la première qui porte un nom dans lequel on entend des origines qui ne sont pas strictement d’ici – même si je suis bien d’ici, comme je dois souvent le rappeler, à ma grande lassitude. (Je cesserai d’être lasse quand les situations comme la mienne cesseront de surprendre ou de devoir être expliquées.)

J’ai un parcours atypique. Je n’ai pas suivi le cursus universitaire attendu. Je n’ai pas suivi le cursus professionnel attendu. Ni le cursus amoureux. Ni le cursus familial ou maternel. J’ai vécu un temps à l’étranger, et c’est là-bas que je suis devenue politisée, engagée. Mon intégration est passée par le militantisme plutôt que par l’assimilation ou la docilité. J’ai été des années une immigrée surqualifiée au chômage qui aidait des familles ostracisées pour cause de racisme et de pauvreté. Je me suis débattue. Je me suis épuisée. Je suis revenue. J’ai trouvé pour la première fois de ma vie, puis quitté, un emploi salarié stable dans une maison d’édition appartenant à une grande entreprise pour choisir un poste de direction dans une revue littéraire, parce que l’indépendance qui venait avec, et la liberté, m’importaient. Et parce que je savais un peu ce que j’avais envie de faire des responsabilités qui m’incombaient en devenant rédac chef de LQ.

Je savais qu’ici, à LQ, je pourrais être une femme révoltée.

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Mais si une Mélikah Abdelmoumen qui a un parcours comme le mien a pu accéder à ce poste, c’est parce qu’avant elle, des femmes et des hommes se sont battu·es, avec acharnement, pendant des années, afin d’obtenir des résultats dont eux et elles-mêmes ne profiteraient peut-être même pas, mais qui allaient permettre qu’arrivent sur la scène des gens comme moi.

Je considère ainsi qu’il est de ma responsabilité, en tant que leur relève, de me le rappeler et de poursuivre leur travail, aux côtés de mes collègues, ici, dans cette revue.

LQ se mêle de littérature, de critique, de création, de pensée. Nous voulons qu’elle soit un espace propice au partage des enjeux liés à notre humanité commune. Nous voulons que les textes qui font état d’une indignation et d’un désir de tout critiquer, de tout changer, voire de tout faire basculer, soient lus, entendus, compris, médités, au nom de cette communauté qui nous lie, inexorablement.

Nous voulons que LQ soit un espace propice à la révolte.

Nous nous réunissons ici et nous écrivons, donc nous sommes. Ensemble. Avec vous qui nous lisez.

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