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Intraduisibles patates jaunes

Intraduisibles patates jaunes

De l’usage des recettes traditionnelles dans la caractérisation des personnages.

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De l’usage des recettes traditionnelles dans la caractérisation des personnages.

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Je suis en train de lire la traduction anglaise que l’extraordinaire Peter McCambridge a faite de mon roman La fiancée américaine. C’est très amusant et, par moments, magistral. Combien de petits soupirs admiratifs ai-je poussés en lisant Songs for the Cold of Heart? En tout cas, Peter doit en avoir long à dire sur les sœurs de l’Enfant-Jésus et le bas du fleuve. Normal, ça fait un an qu’il vit dans ma tête!

Placée sous la lumière de la langue anglaise, la partie épistolaire semble plus vraie. Il y a des gains, des trouvailles qu’il est nécessaire d’applaudir et bien évidemment d’inévitables petites pertes pour lesquelles Peter n’est pas responsable. En fait, il aura eu le mérite de me faire comprendre la relation trouble que j’entretiens avec ces morceaux de pommes de terre blanchâtres qui changent de couleur en cuisant avec le rôti de porc — ou un autre bout d’animal mort — et que l’on appelle «patates jaunes» dans les chaumières québé-coises. Du moins, c’est comme ça qu’elles m’ont été présentées dans les années 1970 dans le Bas-Saint-Laurent. Je les hais depuis ce jour, comme Mafalda déteste la soupe. Peter les traduit comme de simples «potatoes». Pourtant elles jaunissent dans le four des anglophones aussi… Ricardo Larrivée semble être le seul à les appeler «yellow potatoes». Je suis d’accord avec la traduction de Peter. Il aurait été trop long de donner une explication en note de bas de page et les yellow potatoes désignent en anglais un type de pommes de terre à chair jaune.

Michel Vézina, qui doit être au moment où j’écris ce texte quelque part entre Sète et Troyes, en France, au volant de sa librairie québécoise roulante, m’a fait remarquer que peu importe l’écrivain qu’il reçoit dans son pub-librairie de Gould dans les Cantons-de-l’Est, il arrive toujours à cuisiner un plat qui renvoie à un livre de son invité, car apparemment tout le monde finit par parler de nourriture quand il écrit. Pour moi c’est clair, mes personnages sont définis par ce qu’ils mangent, par choix ou non. Ainsi, quand le père de la petite Solange Bérubé lui ordonne de manger ses patates jaunes, ce n’est pas gratuit. C’est ce qu’il sert à sa marmaille scrofuleuse et cagneuse. Si j’avais voulu peindre un portrait flatteur des Bérubé, je leur aurais donné autre chose à manger. Je ne sais pas moi, des ortolans,
du gravlax… Pour moi, les enfants qui mangeaient des patates jaunes se prenaient aussi des coups de ceinturon, écoutaient de la musique country et se déplaçaient en ski-doo dans le village (ou rêvaient de le faire). Cela vient de mes préjugés. Vous pouvez me tirer des roches, je m’en fous. Tant que c’est pas des patates jaunes…

Dans ma famille, nous étions convaincus que notre menu constitué de morue et de navets était plus raffiné et surtout plus sain que celui de tous nos voisins. Nous ne mangions donc pas de patates jaunes, qui à nos yeux trahissaient le manque de moyens et l’absence d’imagination culinaire. Bref, elles symbolisaient mollement le refus de la modernité. Jeunesse! Sache que ce n’est qu’avec la vague hipster qu’il est devenu de bon ton de dire que l’on aime ces mangeailles grisâtres et bouetteuses, comme le cipaille, plat emblématique que les gens du lac Saint-Jean appellent tourtière, l’index pointé vers le ciel, l’œil exorbité, le sanglot dans la voix, exigeant que justice soit faite! Appelez ça murlufu si ça vous chante tant que je n’ai pas à le sentir.

Mais revenons à nos patates jaunes. Leur perte de sens dans la traduction de la Fiancée n’est pas tragique, car le lecteur anglophone ne manquera pas d’indices pour se faire un portrait des Bérubé dont la truculence est exposée par de nombreux autres détails. Finalement, je me demande si même en français je n’étais pas le seul avec ma grande sœur à attribuer une connotation négative à ces malheureux tubercules graisseux. Un ami vient de me dire que je suis dans les patates jusqu’aux genoux en plus d’être très méchant envers les gens qui aiment les plats traditionnels. Mais il avoue du même souffle qu’il n’a jamais aimé ça, les patates jaunes. Faque bon… je pense qu’il veut juste me contredire parce que sa mère en faisait. Qu’il mange des patates jaunes!

Une constatation importante s’impose pourtant. Les amateurs de patates jaunes se nourrissent aussi de rhubarbe — que j’adore — qui pousse souvent derrière chez eux, entre un lilas et une balançoire en bois. Pourtant, les Bérubé ne mangent pas de rhubarbe dans la Fiancée. Non, il fallait que je leur donne à déglutir bruyamment un truc que je trouve infect. Tout ça me prouve que finalement il y a tout à parier qu’aucun de mes lecteurs francophones n’a compris ce que les patates jaunes des Bérubé signifiaient réellement et il aura fallu que Peter traduise ce pavé de deux cent cinquante mille mots pour que je comprenne, moi, que je peine à me faire comprendre même en français. Il faudra à l’avenir que je sois plus conscient de la frontière qui sépare mon idiolecte de la langue que mes lecteurs parlent. Merci Peter. ♦

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