Aller au contenu principal

Du ventre à la tombe, la trotte qui résume nos fragilités et nos rengaines

Du ventre à la tombe, la trotte qui résume nos fragilités et nos rengaines
Thématique·s
Analyse de l'oeuvre
Thématique·s
Photo : Sandra LachancePhoto : Sandra Lachance

On le dit souvent: un premier roman préfigure l’œuvre postérieure d’un auteur, puisqu’à travers ce matériau se profilent ses thèmes de prédilection qui, à mesure que se déploient ses écrits et sa parole, nous donnent à distinguer l’endroit exact d’où l’homme parle du monde au monde. L’auteur est, à ce stade de création, happé dans un mouvement de va-et-vient entre l’angoisse et l’ivresse, entre la méditation et l’action, tel un danseur en transe qui porterait en lui des drames survenus et ceux à venir. Le premier roman factualise ainsi l’intensité du souffle de l’auteur, la force de son expression, l’univers qu’il couve, les braises sur lesquelles il entend souffler pour sublimer le réel.

1. Dans le cas de Blaise Ndala, écrivain canadien, originaire de la République démocratique du Congo (RDC), résidant à Ottawa, tout commence par le très remarqué J’irai danser sur la tombe de Senghor (L’Interligne, 2014), un roman qui met en scène un combat de boxe entre deux monstres sacrés étatsuniens, Mohamed Ali et George Foreman, à Kinshasa, le 30 octobre 1974. Loin d’être un prétexte narratif, ce combat fameux constitue, au contraire, le point d’entrée de cet univers que l’auteur nous invite à découvrir, à la fois pluriel et complexe, baroque et envoûtant: l’univers kinois1, où des âmes se perdent au cœur de la nuit pour reparaître dans des corps en transe, éparpillés le long des rues ensoleillées et festives. Le verbe de l’auteur est déjà là, caustique et prometteur, tout comme les maux qu’il s’apprête à nommer, les mochetés qu’il se promet de brocarder, les personnages et les événements qu’il ne manquera pas de nous portraire, puis les fulgurances qui scintilleront au fil des pages, au fil des mots, au fil des années. Une combinaison d’influences, mues par le profil double de Blaise Ndala, juriste d’un côté et féru des lettres de l’autre, qui naviguent entre le descriptif et le narratif, sans que les deux s’absorbent.

2. Puis est paru, avec la même veine et la même effervescence de mots qui décrivent nos maux d’hier et d’aujourd’hui, le deuxième roman, Sans capote ni kalachnikov (Mémoire d’encrier, 2017), gorgé d’intrications d’un pays imaginaire2, et que l’on suppose semblable à celui où est né l’auteur, livré à la voracité des grands de ce monde, en proie à des conflits interminables, armés et fratricides. Même si, dans cet ouvrage prolixe et clairement insolite, Blaise Ndala nous promène, le temps d’une lecture, d’un lieu à l’autre, de par le monde, et nous dresse une galerie de personnages divers et variés, la guerre nourrit toutefois la trame de son récit. La guerre dans toute sa laideur, avec son lot de viols et de vols commis au bout des petits matins obscurs, son ciel troué de balles assourdissantes, son fardeau de cadavres connus, voire anonymes, pourrissant sous le soleil. Ce deuxième roman laisse entrevoir la maturation d’une démarche littéraire, esquissée dès le début, à la fois esthétique, stylistique et fortement sensible, par l’évocation minutieuse d’existences abîmées, de vies loupées, de belles clairières que l’on aurait pu emprunter et de malheurs que l’on se serait évités. L’univers mental de l’auteur s’étoffe, tout en traduisant la cohérence entre l’évocation du chaos inouï des corps et l’esthétique du détail, à travers les péripéties d’une réalisatrice québécoise, en quête de justice, et de deux cousins, devenus enfants soldats pour venger la mort injuste de leurs pères, tous embrigadés dans une guerre foncièrement horrible.

3. Le tout nouveau roman de l’auteur, Dans le ventre du Congo (Mémoire d’encrier, 2021), est une sorte de fresque multicolore combinant histoire et littérature, deux manières de penser et d’agir, que l’on croirait distinctes. La combinaison des deux registres est intéressante dans la mesure où le premier permet d’explorer certains pans du passé colonial, méconnus ou oubliés, que la Belgique et la RDC ont en commun, tandis que le second rouvre un cahier d’histoire, par le pouvoir des mots et la force de la représentation, pour révéler les incartades qui obstruent encore aujourd’hui les relations entre les deux nations. Le résultat est plutôt efficace: l’œuvre opère tel un projecteur installé au beau milieu d’un préau obscur, entre le déni explicite des uns et l’ignorance ignorée des autres, grâce à l’histoire de deux personnages séparés par le temps, celle de Tshala, princesse Kuba, qui retrace l’incroyable épopée l’ayant menée de sa lointaine terre natale au «village congolais» installé à Bruxelles le temps d’une exposition3 nous égrener de sa voix langoureuse sa légendaire chanson Indépendance cha-cha. Qu’aurait-il pensé de tout ça?

 


Guy Alexandre Sounda est un écrivain français originaire du Congo-Brazzaville. Il vit à Paris et a publié, entre autres, Confessions d’une Sardine sans tête (Sur le fil, 2016) qui a remporté le Prix Éthiophile 2017, et la mention spéciale du jury du Grand prix littéraire d’Afrique Noire 2016.

  • 1. Bogumil Jewsiewicki, «Une société urbaine "moderne" et ses représentations: la peinture populaire à Kinshasa (Congo) (1960-2000)», Le Mouvement social, vol.3, no 204, 2003, p.131 à 148, à lire en ligne sur [www. cairn. info].
  • 2. La République démocratique de la Cocagnie est le pays imaginaire de Sans capote ni kalachnikov, voir Yannick Marcoux, «Le regard lucide de Blaise Ndala sur l’instrumentalisation de l’horreur», Le Devoir, 18février 2017.
  • 3. RTBF La Première, «Avec son "zoo humain", l’Expo ’58 n’a pas laissé que de bons souvenirs», 17 avril 2018, à lire en ligne sur [www.rtbf.be].[/fn], avant sa disparition inexplicable, et celle de Nyota, sa nièce, qui décide d’aller à sa recherche quarante-six ans après. Deux voix puissantes, qui s’insurgent contre la familiarité de l’oubli, chacune à sa façon, parfois avec excès, et interrogent la mémoire collective. Elles exhument pour nous les images en noir et blanc d’un projet soi-disant «universel», derrière lesquelles se cache en réalité une propagande coloniale, comme le note Maarten CouttenierHistorien et anthropologue au musée Royal de l’Afrique centrale à Tervure, voir Nioni Masela, «Interview. Maarten Couttenier: "Travailler avec les artistes en résidence était très enrichissant"», Agence d’informations d’Afrique centrale, 17 décembre 2019, à lire en ligne sur [www.adiac-congo.com].[/fn]. Dans ce roman, le temps et l’histoire, bellement mêlés, adoubés par une écriture oblique, produisent une charge émotionnelle qui nous fait ainsi tanguer de tous les côtés, quasiment à la lisière de la colère et de la honte, devant ces corps chosifiés, ces âmes roulées en boule, ces destins cassés, vestiges d’une époque pas si lointaine.

    L’écriture de Blaise Ndala, incarnée et prometteuse au regard des trois romans mentionnés, s’impose, à mon sens, comme le lieu intime qui décrit la trotte des hommes, celle qu’ils parcourent, au propre comme au figuré, du ventre à la tombe, et qui symboliserait vraisemblablement leurs fragilités et leurs rengaines. Le ventre, pris comme figure allégorique, creuset de l’ineffable et de la confusion, d’où naissent les bruits du monde, bouillonnent les faims et les fureurs de l’humanité, cuisent les fatras de l’histoire. La tombe, comme point de non-retour à nos existences antérieures, la somme de nos victoires et nos échecs, l’âtre où brûlent nos silences, l’endroit sublime qui annule le temps, autorise tous les possibles, y compris ceux qui nous ramènent à la vie.

    Le «ventre et la tombe», en faisant référence au premier et au troisième roman évoqués plus haut, constituent, à mon avis, les deux principales unités de mesure qui permettent de saisir le regard de l’auteur face au monde. L’incroyable épopée de Modéro, une suite d’aventures et de mésaventures, dont il est question dans J’irai danser sur la tombe de Senghor, symbolise ce chemin des pierres, tissé de musiques dansantes et rythmées, d’où s’écriront les grandes lignes de son destin. De son village jusqu’aux États-Unis, en passant par Kinshasa, la capitale, ce personnage haut en couleur trace une ligne brisée, porteuse de sens, évoquant les réalités de nos sociétés d’où poussent la moisissure, la corruption, la dictature, la concupiscence, la mélasse, la marchandisation de la misère. Des maux décriés par l’auteur, souvent avec ironie, et qui résumeraient «une des quarante nuances d’une page d’histoire faite de vrais leurres de fausses lueurs d’une Afrique postcoloniale piégée par ses pères-fondateursBlaise Ndala: «Quarante nuances de folie noire», sur le site de l’auteur
    [www.blaisendala.com].[/fn]». Des chemins, longs et courts, s’ouvrent au bout de chaque page et nous révèlent davantage l’existence des abîmes et des nuits noires, l’existence de l’insolite dualité du monde des hommes: «On est dans la ville des sans-lois, qui assument parfaitement leur étrange condition, une ville où se sont donné rendez-vous tous les champions du monde de la fourberie et des intrigues à te faire laminer les couilles. Des îlots d’honnêtes gens côtoient, en effet, la crème de la pire fripouille que tu puisses imaginer» (J’irai danser sur la tombe de Senghor). Par ailleurs, même si les chemins que l’auteur nous ouvre après chaque page, les lignes brisées que ses personnages tracent pour atteindre leurs tombes, c’est-à-dire leurs points de non-retour, expriment l’absurde, ils n’en constituent pas moins des preuves d’une confrontation aux autres et à soi-même, d’une connaissance de soi, le dévoilement de potentialités latentes. Des preuves de lucidité en quelque sorte: «Faire attention aux bourrasques qui agiteraient la mer, savoir inventer la suite si jamais le rêve venait à échouer au fond de la mare aux caïmans», comme le dit très bien Modéro dans un de ses moments d’introspection.

    Il me paraît opportun de signaler là que la trotte allant du «ventre à la tombe» est plus qu’une évidence dans la mesure où Blaise Ndala, dans les deux romans, inscrit ses personnages dans une sorte de mouvement ascendant tourné vers un ailleurs à réinventer et/ou à améliorer, une perspective qui va du simple au complexe, qui établit un lien de continuité entre des situations, des actes, des desseins, des attitudes, des projections. Ces deux romans, sans occulter Sans capote ni kalachnikov, révèlent les deux aspects de son écriture, à savoir le ventre et la tombe, marquée par la prolifération du verbe, à la lisière du manichéisme, entre le beau et le laid, le faux et le vrai. C’est en considérant de plus près ces deux aspects que l’on voit éclore des nuances qui introduisent le renouvellement des êtres et des choses, au terme desquelles la mémoire collective devient un gage de lucidité pour un retour réflexif et apaisé sur nos tragédies et nos rengaines. Dans cette optique, l’exemple qui me semble patent nous est offert par le personnage de Tshala, s’adressant à Nyota, sa nièce:

    Ce que je t’ai relaté ne relève pourtant ni de la légende ni d’un des mythes, qui bercèrent mes nuits d’enfance au campement d’initiation. Ce que je t’ai relaté est couché noir sur blanc dans les livres diffusés par ceux qui nous ont laissé les clés de la maison Congo… On a beau dire, le Blanc qui n’accorde que peu de crédit aux paroles qui enfourchent le vent s’est offert à travers l’écriture un serviteur de qui il peut tout obtenir, à commencer par le dernier mot. Jamais le Blanc, faudrait-il toujours se rappeler, n’aurait soumis la multitude qui reste couchée à ses pieds pendant des siècles après qu’elle a crié «liberté», s’il n’avait au préalable écrit son histoire à sa place.
    (Dans le ventre du Congo)

    Cet extrait indique également «l’expérience du sensible» à laquelle sont confrontés les personnages de ce roman, par leurs regards, leurs fragilités, leurs trajectoires.

    En définitive, une lecture éclairée des trois romans de Blaise Ndala permet de mieux saisir l’enchevêtrement qui relie ses personnages, dans lequel ils se frottent aux complexités du monde et affrontent leur part d’ombre. Au-delà des thèmes que l’auteur met en exergue, il s’agit avant tout de la trotte qui mène ces personnages d’un point à l’autre, sorte d’hybridité en mouvement, empreinte de littérature et d’histoire. La musique congolaise, pour ne pas l’oublier, demeure au cœur de l’œuvre, au milieu de l’obscur préau d’où fusent les rengaines. Et on entend au loin le Grand KalléGrand Kallé, pionnier de la musique moderne africaine, voir Françoise Gindreau-Diack, «Joseph Kabassélé disparaissait il y a 25 ans», RFI Musique, 11 février 2008, à lire en ligne sur le site [musique.rfi.fr].

Auteur·e·s
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF