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Devenir fasciste. Ma thérapie de conversion.

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Auteur : Mark Fortier


Il faut que tout change pour que rien ne change.
— Giuseppe Tomasi di Lampedusa, Le guépard


Il vient un temps où l’honnête pantouflard doit se résoudre à sortir le nez de ses livres pour regarder la réalité dans le blanc des yeux. J’aurais aimé poursuivre ma paisible chevauchée dans l’existence, le nez en l’air, pédalant avec indolence vers ma mort sans autre ambition que celle d’avancer gaiement en profitant du paysage. Ni pauvre ni riche, inquiet quoiqu’à mon aise, un brin névropathe en surface, mais taillé dans un bois sain; aimé de mes proches, râleur et joyeux, critique – ah ça! comment ne pas l’être? –, un citoyen néanmoins tranquille de la République des satisfaits. Que de plaisir j’aurais eu à tenir quelques années encore mon modeste rôle d’esprit libre sur la scène de la vie. J’aurais volontiers continué à jouer le pourfendeur de l’injustice et le marginal aux côtés de mes camarades artistes, universitaires, anarchistes de salon, écrivains, enseignantes, journalistes, la plupart fonctionnaires de l’État ou largement tributaires de ses subventions, tous et toutes vent debout contre la domination, les privilèges blancs, la viande rouge, les mots offensants, la mauvaise littérature et les politiques d’austérité qui amputent leur pouvoir d’achat. Franchement, s’il n’en tenait qu’à moi, j’aurais placé ma vie sous la protection de la loi de l’inertie et j’aurais poursuivi mon chemin en sifflotant.

La réalité, cependant, ne pardonne pas. Les événements politiques se bousculent dans un fatras apparent, mais non sans pousser l’histoire dans une direction qui, ma foi, me sera franchement défavorable si je ne trouve pas le courage de rompre avec mes habitudes. La déroute de la démocratie sociale et libérale est partout visible. Sa défense cède sur tous les fronts. Ses généraux, bedonnants, apathiques, gastriques, momifiés, velléitaires, craignent manifestement autant le mal qui les ronge que les remèdes qui pourraient les sauver. Ni Rassemblement national ni Front populaire! Tel fut leur cri de ralliement lors des législatives françaises de juin2024. Leurs « communicants » les avaient conviés à « acter » sur les plateaux de télévision et les réseaux sociaux les « éléments de langage » de ce programme du « ni-ni », convaincus qu’une énième mise en abyme « disrupterait » favorablement la « gouvernance » de leurs administrés. Or, aucune de ces manœuvres langagières, aucun discours creux et lénifiant, aucune mesure dilatoire ne peut venir à bout d’un adversaire passé maître dans l’art de ridiculiser le langage. Aux États-Unis, les démocrates se sont lancés dans l’arène en opposant un zombie à Donald Trump. Ils ont perdu le ballon avant même que le match ne débute. Peut-être gagneront-ils la bataille qui vient en le remplaçant, mais pour ce qui est de la guerre, il est permis d’en douter. À l’horizon, nul Léonidas pour freiner les Perses et sauver Athènes, pas de Churchill ni de De Gaulle pour tenir le cap, pas même un petit Roosevelt pour croire obstinément en l’avenir radieux de la liberté et de l’égalité démocratique.

L’heure de la révolution conservatrice a sonné. Toute résistance est futile.
Et quiconque veut survivre à la tempête qui s’annonce aurait avantage à se mettre à l’abri.

J’ai fait mes calculs, et j’en arrive à la conclusion que le moment est venu de signer mon armistice personnel. Je vais suivre les enseignements de mon maître, Hegel, et essayer d’être le meilleur de mon temps. Or, les meilleurs, c’est entendu, ce sont les gagnants. L’heure n’est plus à la dispute, mais à la collaboration. L’affaire est pliée. Je vais devenir fasciste. Voilà. C’est dit.

Fils d’une famille libérale, démocrate de cœur et d’intelligence, lettré, homme de gauche, tout en moi se contracte de dégoût à la simple évocation d’une telle conversion. Le passage du dire au faire n’ira pas de soi. Il le faut, cependant. Appelons cela un réflexe de survie. Une sage concession à mon environnement qui m’évitera de connaître le sort du Dronte de Maurice, cet oiseau mieux connu sous le nom de dodo, disparu parce qu’il n’a pas su s’adapter à l’activité humaine. Les consciences privées d’instinct de conservation hurlent « Indignez-vous! », « Engagez-vous! », « Aux armes, citoyens! ». Libre à elles de couler par le fond avec leurs convictions. Les cimetières sont remplis de sots qui ont cru avoir raison contre la masse. Je préfère quant à moi m’ajuster aux conséquences prévisibles de mes choix et opter pour une maxime plus responsable: « Adaptez-vous! »

Voyez par vous-mêmes. Des forces de la droite radicale accèdent à la tête d’une foule d’États: en Argentine, en Hongrie, en Inde, en Suède, en Italie. L’extrême droite a gouverné en Pologne et au Brésil, elle est puissante aux États-Unis, elle cogne aux portes du pouvoir en France, elle prend de la vigueur en Allemagne et seuls les aveugles ignorent que les travaillistes doivent leur victoire en Grande-Bretagne à une extraordinaire poussée du démagogue Nigel Farage. Tout cela sans compter les ploutocrates qui gouvernent la Russie et les nationalistes autoritaires qui tiennent le haut du pavé en Chine.

Tous ces gens veulent ma peau et celle de mes semblables. Ce n’est pas céder à la paranoïa ambiante que de le penser. Nous sommes leur cible. C’est clair comme le jour. Ils le disent sur tous les tons. Et l’exécution est inéluctable.

Giorgia Meloni, à la tête de l’Italie, propose pudiquement de « mettre fin à l’hégémonie culturelle de la gauche », un programme qu’elle a lancé en douceur par l’interdiction des raves – quiconque organiserait ces rassemblements sauvages se trouvant désormais menacé de prison. Je me sens assez peu concerné par cette mesure, moi qui danse comme un pied de céleri. N’empêche. La prison pour avoir dansé! Ça donne le ton.

En Argentine, le nouveau président Javier Milei, un anarchocapitaliste qui a fait campagne une tronçonneuse à la main en promettant d’abattre l’État, est plus frontal. Selon lui, les responsables de la misère de son pays, durement frappé par l’inflation, c’est « la caste ». Dans sa bouche, ce mot est un aimant dont le magnétisme attire vers lui toutes les haines, toutes les colères, toutes les frustrations. Son programme? Diriger cette foudre contre « tout ce qui ne génère pas de bénéfices pour les Argentins ». En commençant par les scientifiques dont le savoir n’intéresse personne, les cinéastes qui tournent des films pour des salles vides, ces empêcheurs de s’enrichir en rond que sont les environnementalistes, les défenseurs des droits de la personne, autant de «marxistes» et de « progressistes ». Une autre de ses priorités: étrangler le « monstre satanique de l’éducation publique ». Il a déjà supprimé Télam, la principale agence de presse d’Amérique latine, il envisage de fermer la télévision et la radio publiques – comme Meloni, comme Le Pen, comme Poilièvre – et il est en voie d’obtenir le droit de gouverner par décret. Alexander Rüstow, un économiste allemand, éminent penseur du néolibéralisme, appelait de ses vœux une telle politique dans les années 1920. Il lui avait trouvé un formidable nom: « La dictature dans les limites de la démocratie ». On sait où ça a mené.

Quand Donald Trump a été reconnu coupable dans l’affaire « Stormy Daniels », des républicains vieux jeu se sont empressés de déclarer que la vraie bataille ne se jouait pas devant les tribunaux, mais dans l’isoloir. Sur les réseaux sociaux trumpistes, Truth Social, Patriots Win et Gateway Pundit, on tenait un tout autre langage, beaucoup plus au goût du jour. L’agence Reuters a composé un florilège de ces messages : « Ce n’est pas une situation qui peut être résolue par le vote; nous devons tuer les libéraux. » « Nous avons besoin d’un million d’hommes armés qui entrent dans Washington et pendent ceux qu’ils rencontrent: c’est la seule solution. » « Les États-Unis ont été détruits par les démocrates: chargez vos armes. » « Trump, notre armée est prête; nous attendons juste vos ordres. » À quelques transpositions près, en mettant par exemple « socialistes » à la place de « libéraux », voilà un langage qu’on a aussi pu entendre à Rome ou à Milan en 1924.

Ne comptez pas sur moi pour me jeter devant cette foule écumante. Je n’ai pas le caractère d’acier de ce valeureux Chinois qui s’était planté devant un char d’assaut, place Tiananmen, en 1989.



La première étape de la thérapie de conversion au fascisme, c’est le lâcher-prise. Le sujet doit s’ouvrir intérieurement au changement, laisser agir en lui la peur, s’abandonner aux petites lâchetés et aux compromissions opportunes. Vient ensuite la résilience. Il faut accueillir les nouvelles réalités politiques et laisser se dissoudre ce qu’on avait jusqu’ici tenu pour vrai et juste. Cela ne va pas de soi. Heureusement, des personnalités exemplaires, des habitués du pouvoir, nous montrent comment on peut accepter le changement par degrés, subrepticement, sans coup d’éclat.

En 2002, quand Jacques Chirac a battu Jean-Marie Le Pen aux élections présidentielles, l’éditorialiste de La Presse, André Pratte, se réjouissait: « votant pour M. Chirac à plus de 80 %, malgré toutes les réserves qu’il pouvait leur inspirer, les Français ont clairement rejeté le racisme et l’intolérance que véhicule le Front national ». Son collègue Mario Roy, en réponse à un courrier du lecteur, ne mâchait pas ses mots: « On ne peut faire autrement que de constater que le “nationalisme” promu par Le Pen est fondé sur le sang, exclusif, vindicatif et, dût-on attribuer à cet homme quelque pouvoir, potentiellement dangereux. »

En 2024, alors que Marine Le Pen obtient des résultats qui oscillent entre 30% et 40%, un tout autre langage s’impose. Du moment où l’extrême droite s’approche du pouvoir, elle cesse d’apparaître déviante. Cela facilite les ralliements. Les élites traditionnelles se rendent à l’évidence. À quoi bon résister? D’ailleurs, le maquis ne convient pas du tout à ces habitués du Marais. Alors, tout vacille. C’est une grande loi sociologique: c’est par le centre que s’affaissent les démocraties. Les termites sociaux ne prospèrent que dans le bois vermoulu.

Ainsi, le 16 juin 2024, François Cardinal a signé un texte où il explique que son journal ne renoncera pas au terme « extrême droite » pour désigner le Rassemblement national. Toutefois, précise l’éditorialiste, il convient d’avoir de ce terme « une définition la plus rassembleuse, la plus neutre possible, sans aucun jugement ». Évitons d’y adjoindre – comme le faisaient Pratte et Roy – des « qualificatifs comme “xénophobe” et “raciste”, qui servent à juger plutôt qu’à décrire ». Qu’est-ce que l’extrême droite, alors? Tout simplement les formations qui se trouvent « à droite de la droite ». Il n’y aurait donc plus rien d’extrême dans l’extrême droite. Renonçons à la juger, car ce serait mépriser ses nombreux électeurs. Détendons-nous. Lâchons prise. Résilions-nous. Capitulons dans la dignité.

En France, David Pujadas, présentateur de nouvelles et journaliste vedette, est plus fin renard. Il évite les querelles sémantiques, stériles et lassantes. Il a simplement pris la résolution de dire en ondes: « Le RN, parti qualifié d’extrême droite ». Qualifié? Par qui? Dans quelles circonstances? À tort ou à raison?
On l’ignore. On ne veut pas le savoir. Tout comme d’obscures forces impersonnelles invisibilisent, racialisent, radicalisent, il y en aurait qui extrêmedroitiseraient le Rassemblement national.

Suivant cette formidable leçon de sociologie, ma tâche sera beaucoup plus simple que je ne l’envisageais. Elle consistera simplement à me laisser passivement fasciser par le cours du monde. Par osmose. Comme si j’avais contracté la rhinocérite dont parle la pièce de théâtre de Ionesco. Inutile, donc, d’engager une réforme de ma vie intérieure. Ce n’est pas moi qui change. Ce sont les déterminants sociologiques qui pétrissent ma personnalité qui évoluent. Qu’y puis-je? Rien. Il suffit d’accueillir avec sérénité cette fatalité. Et d’en tirer le meilleur parti. D’y trouver de la beauté et de la vigueur.

De me convaincre, pour paraphraser un personnage de Ionesco, que les fascistes « sont des créatures comme nous qui ont le droit à la vie au même titre que nous! ». C’est le moins que l’on puisse attendre d’un humaniste.


Mark Fortier est sociologue et éditeur. Il est l’auteur de Mélancolies identitaires : une année à lire Mathieu Bock-Côté (Lux, 2019) et, avec Serge Bouchard, de Du diesel dans les veines : la saga des camionneurs du Nord (Lux, 2021, Prix littéraire du Gouverneur général 2021 et prix Pierre-Vadeboncoeur 2021). Il a décidé de devenir chroniqueur à LQ pour s’assurer une retraite dorée, un calcul qui a provoqué l’hilarité de ses enfants.

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Mark Fortier

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