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Quelle heure peut-il être?

Quelle heure peut-il être?
Autoportrait
Ô éternel mystère, cela que nous sommes
Et que nous cherchons, nous ne pouvons le trouver;
Ce que nous trouvons, nous ne le sommes pas – quelle
Heure, Délia, peut-il être?

— Hölderlin

Un autoportrait? Prêtons-nous au jeu, me suis-je dit, puisque c’est ce que j’ai fait toute ma vie en écrivant et même lorsque je ne n’écrivais pas, croyant que si je me détournais de moi je pourrais me perdre ou me retrouver autre, tantôt plus grand tantôt plus petit, dans les étoiles qui mettent un temps infini à mourir ou dans les brins d’herbe qui sont toujours sur le point de naître. Écrire, parler, multiplier les cailloux pour pouvoir rentrer à la maison quand le soir descend et que la forêt menace, ou me taire, ne semer aucune trace, jusqu’à ce que je sois reçu dans la communauté des vivants silencieux – arbres et bêtes, pierres et lacs, qui pour ne s’être jamais trop éloignés d’eux-mêmes n’ont pas à se chercher, ni à se demander où et quand ils commencent ou finissent. Et puis comment refuser quelque chose à Mélikah, qui me donne ici toutes ces pages, à Mathieu, qui y a réuni plusieurs membres de ma famille littéraire? Comment refuser de donner l’heure à quelqu’un qui vous le demande si amicalement, car un autoportrait est toujours l’image de soi prise, comme toute photo, à telle heure du jour, à tel moment de la vie. Mais cette image, figée dans la pellicule ou les mots, n’en est pas pour autant arrêtée dans le temps, elle se déploie, comme «le graphique d’une vie humaine», entre ces «trois lignes sinueuses, étirées à l’infini, sans cesse rapprochées et divergeant sans cesse: ce qu’un homme a cru être, ce qu’il a voulu être, et ce qu’il fut» (Yourcenar).

Au moment où je me demandais comment j’allais, pour la première fois, me prendre aussi explicitement en photo, tout en me gardant la possibilité de me dérober à ce premier selfie, mon regard s’est porté sur l’un des nombreux tableaux, presque tous des paysages, qui couvrent les murs de mon bureau déjà couverts de bibliothèques, comme pour rappeler aux livres d’où ils viennent et vers quoi ils tendent. Comment décrire ce tableau sans en trahir l’esprit ou plutôt comment ne pas en trahir l’esprit en restant au plus près de ce que je vois? La grande difficulté pour l’écrivain que je suis: comment décrire ce que je vois sans aussitôt être déporté dans ce que je pense ou j’imagine, comment rester assez longtemps dans l’espace pour que le temps s’y enracine, comment être loyal «au Tabac d’en face, chose réelle au-dehors / Et à cette sensation que tout est rêve, chose réelle au-dedans» (Pessoa, Bureau de tabac). Voici le tableau – si LQ le reproduit on verra tout ce qui m’a manqué pour être l’écrivain que j’aurais voulu être, un voyant qui voit –, il est de Gilles L’Heureux, peintre inconnu et maintenant presque aveugle qui continue de peindre ce qu’il voit à la lumière de la nuit qui l’envahit ou d’une aube lointaine. Peint à la fin de l’automne, ce petit tableau de vingt-quatre pouces par douze est vraisemblablement né d’abord de la douce lumière brune presque dorée qui monte des choses qui meurent (buissons et forêts où sinue une rivière ralentie par quelques lambeaux de nuages et des pointes de terre) jusqu’à inonder le ciel dont quelques traces de bleu-vert suggèrent la profondeur, comme si l’eau ou un autre jour se tramait derrière tout cela. Dans cette forêt aérée, plus proche de la légèreté des Cantons-de-l’Est, où dominent les feuillus, que de la gravité laurentienne des résineux, sont apparus trois personnages, je ne sais pas dans quel ordre, qui sont imbri- qués l’un dans l’autre tout en étant parfaitement dessinés, autonomes: au-dessus de cette forêt clairière qui rampe en dessous du ciel flottent une tête d’enfant de six ou sept ans – peau presque rouge, cheveux presque bouclés qui couvrent les oreilles, dont les yeux bleus fixent quelque chose à côté de nous –, un chat de la même couleur rouille que l’enfant et dont la moitié arrière du corps s’enfonce ou se détache de la poitrine vaguement esquissée de l’enfant qui lui tient lieu de corps, nous fixe, pas de doute possible c’est nous qu’il regarde, de ses yeux bleus presque noirs, et au-dessus du couple enfant-chat qu’il chapeaute, un oiseau, réduit à sa plus pure essence d’une flèche orientée par deux grandes ailes dont l’une rase la tête de l’enfant, amorce une descente si on suit la pente de son bec.

YvonAvec Mia, Saint-Simon, Québec, 2016 | Courtoisie : Yvon Rivard

Une tête qui se maintient en équilibre entre le ciel et la terre, soutenue par un corps inachevé et l’amitié improbable, miraculeuse d’un chat et d’un oiseau, tel je me vois enfant, prisonnier de la fixité des champs et des forêts dont je m’évade à la faveur d’une rivière dont je tombai amoureux, et de la fréquentation des bêtes qui, n’ayant pas encore été expulsées du paradis par le langage, m’enseigne le silence, le chemin du retour, cette autre voie moins violente entre moi et le monde, entre le visible et l’invisible, entre le doux peuple des fougères et la promesse d’une truite qui me cloue sur un rocher pendant que la brume se lève sur un nouveau jour. Tel je m’imagine, jeune adulte, retrouvant dans la poésie de Rimbaud ce que je viens de laisser au fond des bois («une horloge qui ne sonne pas», «une cathédrale qui descend et un lac qui monte», «la douceur fleurie des étoiles et du ciel») et que j’essaie de transcrire dans mes deux premiers romans, à l’ombre d’une jeune femme à peine distincte de ma première rivière, accompagné de Rilke, alias Malte Laurids Brigge, ce «néant qui se met à penser», qui «apprend à voir» et découvre qu’il «a un intérieur qu’il ignorait». Pendant des années, je me suis tenu tant bien que mal dans «l’espace intérieur du monde», le monde vu depuis le commencement et la fin, monde transparent, ouvert dans lequel se fondent l’enfant et l’animal qui regardent fixement «le pur, l’insurveillé, que l’on respire, que l’on sait infini et ne convoite pas» ainsi que l’amoureux lorsque son désir ne l’en détourne pas, lorsqu’il ne limite pas de l’aimante ce «don d’elle-même qui peut être infini».

Tel je me reconnais dans ce désir d’«habiter poétiquement le monde» et dans le manque d’amour qui toujours est la faute qui nous chasse du paradis, car il n’est pas facile de supporter le choc de la beauté, de résister à la tentation d’abolir le lointain qui vibre dans le proche, d’«aimer purement, de consentir à la distance, d’adorer la distance entre soi et ce qu’on aime» (Simone Weil). Au début de la trentaine, je suis donc vraiment sorti du bois et devenu un vrai romancier «avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre», comme dit le poète, cheminant lentement du mensonge romantique («Croire acquérir des pouvoirs surnaturels») vers la vérité romanesque («Posséder la vérité dans une âme et un corps»). Sorti du bois mais pas des livres, que j’ai enseignés et commentés, où j’ai rencontré des êtres qui m’ont guidé vers le plus grand désir qu’est l’après-désir (Woolf, Roy, Guèvremont…), vers le souci de l’autre (Vadeboncoeur, Broch, Tarkovski…). Si j’ai appris et continue d’apprendre que je ne peux ni vivre seul ni devenir l’autre, je le dois à tous ceux et celles qui m’ont aimé même lorsque je les décevais, qui m’ont lu et que j’ai lus, qui ont partagé ma solitude d’écrivain et de lecteur en me lisant ou se relisant avec moi.

Quelle heure peut-il être au cadran de ma vie? L’heure du retour au pays premier, au silence dans lequel s’éveillent à nouveau les mots et les choses, ou l’heure des derniers combats contre la violence de tous ceux qui regrettent d’être nés et craignent de mourir et d’être aimés? Comment faire pour que le crépuscule ne soit pas la fin du jour mais la promesse de l’aube? C’était la dernière question et le vœu d’Aquin, l’exergue de son dernier roman inachevé: «Le commencement n’est le commencement qu’à la fin» (Schelling). Et si la voie était celle de «L’homme heureux», dont Hugo dit qu’«il se réveille, l’esprit rempli de rêverie! Et, dès l’aube du jour, se met à lire et à prier»? Mais pour finir ainsi, il faudrait pouvoir écrire, comme on prie, comme on mendie, sans rien attendre que ce qui nous est déjà donné, que nous sommes déjà.

Yvon

D’après une photographie de Ludovic Fremeaux tirée de son livre Visages de l’écriture, HMH, Montréal, 1998
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