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Devenir écrivain

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J’avais vingt-quatre ans quand je me suis inscrite à la maîtrise en littérature à l’Université McGill. Mon premier cours avait lieu le soir, c’était l’heure bleue, ou même un peu plus tard. J’avais poussé la porte du local de Peterson Hall, qui hébergeait à l’époque le Département de langue et littérature françaises, et j’avais aperçu Michel Rivard (le Michel Rivard de Beau Dommage) assis au fond de la classe. Immédiatement, j’avais cru m’être trompée: le professeur que j’attendais était Yvon Rivard, non pas Michel. Presque aussitôt, j’avais réfléchi: si le célébrissime chanteur avait été là pour donner le cours, il aurait été debout à l’avant, et non pas assis studieusement à la dernière rangée. Une deuxième constatation s’était alors imposée à mon esprit: sans le faire exprès, je m’étais inscrite à un cours dont l’un des étudiants était Michel Rivard, erreur encore plus monumentale que celle de m’être trompée de local – je m’étais trompée sur moi-même, sur ma place en ce monde.

Yvon était arrivé quelques minutes après, légèrement à bout de souffle, il nous attendait dans une autre salle, nous avions dû déménager nos affaires avant de nous rasseoir. Puis – plus de vingt-cinq ans plus tard je me souviens encore de ces instants comme d’un moment décisif de ma vie – il nous avait regardés dans les yeux l’un après l’autre (nous devions être une douzaine) en prononçant ces paroles toutes simples: «La plupart des gens que j’ai connus qui voulaient devenir écrivains le sont devenus.»

Connaissais-je des écrivains autrement que par leur nom imprimé sur la couverture et le dos des livres que j’avais tenu à déménager dans des dizaines de boîtes de Québec à Montréal quelques semaines plus tôt? À l’Université Laval, où j’avais fait mon bac, c’étaient pour la plupart des chargés de cours qui donnaient les ateliers de création littéraire. Quelques-uns, il est vrai, avaient déjà publié un ou deux textes dans des revues. Ils nous enseignaient à écrire des nouvelles comme on montre à confectionner un gâteau: voici les ingrédients, voici la marche à suivre. Ne vous avisez pas d’en déroger, la littérature, comme la pâtisserie, exige que l’on suive la recette à la lettre. J’avais l’impression de faire de la peinture à numéros. Je leur remettais des nouvelles parfaitement médiocres, me confirmant dans cette conviction qui m’habitait depuis l’enfance: on naît écrivain, on ne le devient pas.

Et voilà qu’Yvon Rivard me disait tout juste le contraire et qu’il était impossible de ne pas le croire. Ce soir-là, il nous avait parlé pendant deux heures sans notes (cela aussi, pour moi, était absolument nouveau), les yeux brillants, s’interrompant de temps en temps quand retentissait une sirène sur la rue Sherbrooke. Dans ses cours, Yvon nous parlait de la littérature comme d’une chose belle et mystérieuse, belle parce que mystérieuse. À l’évidence, les livres lui étaient aussi nécessaires pour vivre que l’air et l’eau. Ils étaient choses graves. Et pourtant, il nous répétait que l’on pouvait devenir écrivain. Je crois maintenant comme lui, c’est-à-dire qu’écrire ne s’enseigne pas, mais que cela s’apprend, au contact des livres d’abord, puis, pour les plus fortunés d’entre nous, de professeurs ou de mentors qui ne prétendent pas nous montrer le chemin mais nous accompagnent patiemment tandis que nous tâtonnons pour trouver notre voie – notre voix.

yvonLibrairie du Square – Outremont, Montréal, avril 2023, à l’occasion de la sortie du livre Des pierres dans les poches de Marie­ Pascale Huglo

J’ai aujourd’hui l’âge qu’avait Yvon ce soir d’automne 1996, et il arrive que des étudiants, ou des gens qui n’ont jamais osé écrire mais en rêvent secrètement me demandent conseil. J’en ai très peu à leur livrer, mais ceux que j’ai me viennent tous d’Yvon. Ils tiennent en quelques mots: le plus petit contient le plus grand, que je n’aurai jamais fini de mettre en œuvre. Show, don’t tell, qui est peut-être de toutes les leçons la seule qui importe vraiment.

Sans Yvon Rivard, sans François Ricard, qui était son acolyte à McGill et son ami dans la vie, je n’aurais jamais pu faire ma vie dans les livres. Je ne suis pas unique, il existe aujourd’hui ce que l’on pourrait appeler une école Yvon Rivard, laquelle compte des écrivains de plusieurs générations, dont certains sont représentés dans ces pages: Ook Chung, Nadine Bismuth, Sarah Rocheville, Ying Chen, Stéphanie Meunier, Mathieu Bélisle, Julie Mazzieri, Kateri Lemmens, Étienne Beaulieu…

Si Yvon pouvait nous affirmer avec une telle confiance, par ce soir bleu de septembre, que les gens de sa connaissance qui souhaitaient devenir écrivains l’étaient devenus, ce n’est pas parce qu’il est si commun, dans l’absolu, que ce genre de rêve se réalise. Je le sais maintenant sans l’ombre d’un doute: ces gens sont devenus écrivains parce qu’ils l’ont connu. Nous devons à Yvon Rivard non seulement les très beaux livres qu’il a écrits, mais tout un pan de notre bibliothèque qui n’existerait pas sans lui.

 


Titulaire d’un doctorat en littérature française de l’Université McGill, Dominique Fortier est écrivaine et traductrice. Elle a reçu le Prix du Gouverneur général en 2016 pour Au péril de la mer et le prix Renaudot Essai en 2020 pour Les villes de papier.

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