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Pères et fils

Avec Cabale, Michael Delisle revient sur l’impact que peut avoir une figure paternelle défaillante sur l’existence d’un homme.

Thématique·s
Roman

Avec Cabale, Michael Delisle revient sur l’impact que peut avoir une figure paternelle défaillante sur l’existence d’un homme.

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Dans ce nouveau livre, Michael Delisle, après Le feu de mon père (Boréal, 2014), aborde, par le biais de la fiction, l’image du père à la fois bandit et repentant, de l’homme détesté, toujours présent dans la vie du fils. Il s’agit de Wilfrid Landry, père de Paul et de Louis. Paul, le narrateur, est un professeur de cégep désabusé: «[C]omme tous les vieux célibataires qui enseignent, je suis alcoolique. Un alcoolisme tranquille.» Rejeté par son collègue Morin après qu’il lui a montré un signe d’affection trop spontané, il s’est retranché depuis des années dans une amère indépendance. Son aîné, Louis, n’a pas eu l’occasion de faire des études. Devant les impératifs économiques, il s’est engagé dans une carrière d’ouvrier mal payé, usant prématurément son corps. Quand le père, ancien criminel de petite envergure (et dont les séjours en prison ainsi que l’incapacité à maintenir une vie stable ont entretenu chez eux une grande insécurité), revient voir ses fils, leurs réactions sont diamétralement opposées. «Je vais le tuer», pense immédiatement Paul, tandis que Louis redevient un garçon admiratif. Wilfrid souhaite se racheter, renouer les liens. Avant de mourir subitement, il offre à Louis de payer les études que celui-ci n’a jamais pu mener. À l’automne suivant, Louis fait sa rentrée au cégep où enseigne son frère. Morin le prend sous son aile. Paul décide alors d’organiser l’humiliation publique de Louis en l’encourageant à présenter un exposé sur leur père. Il y parviendra, mais au prix d’une désillusion et d’une détresse accrues.

Figures du père

Le texte s’ouvre sur une citation des Frères Karamazov (1880), de Dostoïevski, et si Wilfrid évoque la figure manipulatrice et roublarde de Fiodor Karamazov, ni Paul ni Louis n’ont la puissance romanesque d’Ivan, de Dmitri ou d’Aliocha, ses trois fils. Delisle a plutôt choisi, comme un décalage ironique par rapport à l’œuvre russe, des personnages très ordinaires pris dans des rapports pères-fils tout aussi ordinaires, mais non moins douloureux. Cette mécanique paternelle s’étend au-delà des liens familiaux. Morin s’impose d’abord comme une image paternelle pour Paul, avant d’en devenir une pour Louis. Une figure recherchée et positive, une main sur l’épaule dont on espère la chaleur apaisante et l’amour. Paul en est également une pour son frère, dont il s’occupe matériellement, et sur qui il a un ascendant intellectuel. Lorsque Wilfrid reprend sa place, Paul constate: «Je suis en train de lui laisser ma place. Je devrais dire mon rôle.» Le rôle paternel touche jusqu’au métier d’enseignant, et Paul fait figure de père auprès du jeune Hamelin, qu’il tance et conseille.

Cette fonction a ceci de particulier dans le roman: elle est source de protection et menace de rejet. Morin délaisse et humilie Louis ainsi que Paul; Wilfrid a abandonné ses fils; Paul rabaisse Louis. «Le rôle d’un père, pense Paul, n’est pas d’apprendre à son fils à se raser le menton, le rôle d’un père, c’est de s’y intéresser, d’avoir des attentes.» Et ces attentes représentent des menaces pour le personnage, qui ne se sent pas à la hauteur. La fonction d’un père, dans Cabale, n’est jamais d’aimer ni de sécuriser. Delisle peint avec habileté des rapports masculins, patriarcaux, toujours verticaux et redoutables, en particulier au sein du corps enseignant, qui les impose à la jeunesse qu’il forme.

Monstres

Loin du roman à thèse, Cabale donne l’impression que toute vie se révèle un mystère qui ne serait irréductible à aucune vérité définitive. La concision du style et le format court de l’œuvre laissent peu de place au développement explicatif. Ils véhiculent plutôt une série de douleurs et de tensions comme autant de questions à méditer. Ici, sous la forme d’une interrogation de la part de Paul devant sa nièce de cinq ans: «Que se passera-t-il dans sa vie pour qu’elle devienne ordinaire, médiocre ou plate?» Là, une maxime: «La maturité est l’amie de l’ordre.» À la mort du père, le mystère s’incarne dans une image: «Le rideau de douche ne tient que par trois anneaux. Encore plus que le petit banc où Wilfrid a expiré assis, ce voile arraché me fascine.» La clé est-elle détenue par Khoury, le collègue obsolète, laid et repoussant de Paul? Il est le seul homme du livre qui n’entre pas dans le jeu des rapports pères/fils: «Je suis. Un monstre. […] Regardez-moi […] je vous montre ce qui vous attend.»

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Michael Delisle
Montréal, Boréal
2023, 136 p., 19.95 $