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Remonter le presque pays à l’aviron

9 mai 2020 |
Roman
Remonter le presque pays à l’aviron

Il n’y a ni camp des recrues ni repêchage en littérature, et il arrive que dans le sillage d’un gros poisson, les mailles du filet en viennent à se distendre, laissant ainsi passer quelques mets d’exception parmi les bancs innombrables du menu fretin. Au pinacle de la gastronomie : les œuvres de François Racine.

Thématique·s
François Racine
Montréal, Québec Amérique
Littérature d’Amérique
2019, 352 p., 24.95 $

Il n’y a ni camp des recrues ni repêchage en littérature, et il arrive que dans le sillage d’un gros poisson, les mailles du filet en viennent à se distendre, laissant ainsi passer quelques mets d’exception parmi les bancs innombrables du menu fretin. Au pinacle de la gastronomie : les œuvres de François Racine.

Bien malin celui qui saura expliquer l’omerta régnant injustement sur les cinq livres de Racine. En dix ans de travail en tant que libraire, je n’ai jamais prêté la moindre attention à ses ouvrages ni posé les yeux sur une seule recension qui aurait pu me mettre la puce à l’oreille. Il aura finalement fallu un jury et ses quelque quarante œuvres imposées pour me dessiller les paupières. Je dois à la rare souplesse de notre rédaction l’opportunité de livrer ce plaidoyer de la dernière heure pour sauver Saint-Calvaire du silence des oubliettes. Du moins, c’est ce que je me raconte les jours où je ressens le besoin de m’octroyer un peu d’importance.

Du presque pays à la Belle Province

Saint-Clavaire est le deuxième volume d’une série de recueils de nouvelles joliment baptisée les Récits du presque pays. Amorcée en 2018 avec Sainte-Souleur (Québec Amérique), elle comptera vraisemblablement au moins un tome de plus, s’il faut en croire la numérotation énigmatique de ces textes aux tons changeants et qui ont pour constante absolue une virtuosité ahurissante. Il y a quelque chose de grand à vouloir raconter la Belle Province (libérée du parfum entêtant de patates graisseuses qui lui colle aux lettres depuis le scandale de ce hold-up sémiotique) en ne se limitant jamais à une époque, à un lieu, à un genre ou encore à un style. Le plus extraordinaire, dans l’œuvre de Racine, c’est l’ampleur de sa palette et la facilité avec laquelle il en joue. Ainsi, on passe sans heurt d’un récit fantastique et schizophrénique, lequel donne à lire, à la première personne du singulier, la descente aux enfers d’un jésuite tâchant d’évangéliser des Hurons, aux chroniques anxiogènes d’une foule de personnages aux vécus opposés – chroniques culminant avec la chute du Fort Buade (situé dans l’actuel Michigan), au plus fort du commerce des fourrures. Au rythme des nouvelles, une remontée depuis les profondeurs du passé s’opère lentement jusqu’à un présent qui remet en question l’idée même de progrès.

Folklore moderne

Dans chacune de ces petites perles de littérature, on sent l’abondance des lectures sur lesquelles elles reposent. Un terreau qui a le bon goût de ne fournir que des racines auxquelles il est possible de rattacher de nouvelles histoires, sans tomber pour autant dans la raideur figée des bustes et l’éclat astiqué des médailles. Les plus érudits se réjouiront de retrouver, à la fin du recueil, une manière de bibliographie, ici nommée « Intertextualité ». Plus que de multiples sources d’inspiration décortiquées, c’est une liste de provisions livresques dont il faudra s’emparer avec jubilation quand le temps nous bénira de sa clémence. Même lorsque le cœur d’une nouvelle comme « Les confessions de Louis Dantin » repose entièrement sur une thèse discutable d’histoire littéraire (la paternité des œuvres de Nelligan), on ne sent jamais le professeur en chaire, mais plutôt le talent insaisissable de l’écrivain transformant la réalité pour la rendre plus pleine, capable de restituer une voix que l’on prête sans sourciller à Dantin. Je me méfie généralement des comparaisons entre auteur·trices, souvent tirées par les cheveux, mais je n’ai pas pu m’empêcher de penser au grand conteur Louis Fréchette. Quelque chose de sa verve, de sa plume éclectique et de son amour pour les racontars québécois vit dans le style de Racine. Ceci étant dit, ne l’imaginez pas en folkloriste : ce serait une grave erreur. Loin du conservatisme rigoriste qui mine ce milieu, l’auteur des Récits du presque pays est résolument moderne, discutant avec le passé, le réinterprétant à l’aune du présent dans une idée de mouvement qui est l’essence même de la liberté littéraire.

L’artifice en littérature, lorsqu’on le détecte, détourne du propos et affadit le ressenti. On se retrouve alors aussi déçu que l’enfant auquel est expliqué le truc d’un prestidigitateur. S’il y a quelque artifice dans Saint-Calvaire, il faut croire que je ne suis pas assez doué pour le percevoir. Chaque nouvelle continue de me sidérer par sa force. Je tremble encore d’indignation avec le compagnon d’infortune de MacPherson, draveur noir sur l’impitoyable Saint-Maurice. Comme l’enfant assoiffé de fééries, je me suis doucement égaré dans chacune de ces histoires souvent sombres sans jamais soupçonner le moindre double fond. Je connais pourtant l’existence de tels mécanismes. Cela ne m’empêche pas de les oublier à l’occasion, notamment lorsque l’inventivité et le talent sont réunis en suffisante quantité. C’est ce que l’on appelle la magie de la littérature, et Racine apparaît aujourd’hui comme l’un des mieux initiés à ses arcanes.

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