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L’écriture nommée désir

3 septembre 2020 |
Roman
L’écriture nommée désir

Chez Marie-Ève Lacasse, l’étranger est au-dedans comme au-dehors. Il nous pousse à partir, et quand nous sommes arrivé·es, il nous dit que ce n’est encore et toujours qu’un départ.

Marie-Ève Lacasse
Montréal, Flammarion Québec
2020, 184 p., 26.95 $

Chez Marie-Ève Lacasse, l’étranger est au-dedans comme au-dehors. Il nous pousse à partir, et quand nous sommes arrivé·es, il nous dit que ce n’est encore et toujours qu’un départ.

Autobiographie de l’étranger est constituée de quatre-vingt-quatorze fragments plus ou moins longs et suit le mouvement perpétuel des pensées de Lacasse. De l’enfance, dans « les banlieues fascistes », à Paris, ville où s’amorce une renaissance ; de l’accalmie que lui procure l’amour d’Olivia à la douleur qu’une telle relation provoque au moment de la rupture ; de la jeunesse de la romancière, qu’elle vit dans l’anticipation du départ, à la mère qu’elle est devenue, attentive mais déstabilisée par l’emprise de ce rôle, une force centrifuge rassemble les réminiscences. Lacasse est déchirée entre deux sphères qui, au bout du compte, n’en forment qu’une, soit l’amour et l’écriture : « L’amour fou est lié à la peur. C’est la peur qui me fait ramper, qui me rend pathétique. Peur de ne plus être regardée ni aimée. Peur de ne pas être la préférée. » L’écriture emboîte aisément le pas à l’amour. On n’écrit jamais pour soi, même quand on pense le contraire.

Le constat demeure le même : on ne raccordera pas toutes les parties de soi. L’endroit le plus confortable, celui qui ressemblerait le plus à une terre accueillante, reste à tout prendre la littérature : « À l’heure du déjeuner, je m’enferme à la bibliothèque et commence par la lettre A, celle de mon premier amour. Je lis tout et, quand j’arrive à Sartre, je ne crois plus en Dieu. » Les livres ne peuvent certes pas colmater la totalité de nos gouffres, mais ils nous consolent de nos exils. C’est d’ailleurs ce que réussit à merveille Autobiographie de l’étranger, qui fournit des pistes pour faire la paix avec nos propres déracinements.

L’obsession de dire

En explorant la notion de l’étranger, Lacasse parle de l’exil d’un pays à un autre, mais aussi du fait que nous échappons constamment à nous-mêmes. L’œuvre offre un terrain de découvertes et d’extrapolations très vaste, mais le travail d’écriture de la romancière sert justement à émettre des hypothèses, à chercher sans faillir des causes, à trouver dans les mots ce qui sans leur apport resterait sans existence. Nommer les choses et assembler des phrases permettent d’échafauder, d’analyser, de déduire, d’inférer, parfois même de se mettre en danger, jusqu’en danger de mort, puisqu’il arrive qu’on doive renoncer à une partie de soi pour revêtir une nouvelle peau. Comme interroger semble être une deuxième nature chez l’autrice, elle est en constante période de mue, ce qui la laisse sans repos.

Si bien que je suis aux prises, à tout instant de ma vie, avec une douleur très grande : celle de ne pas transmettre, par les outils de l’écriture, la perfection des sensations ressenties pourtant comme telles, si fort, si précisément, dans l’espace enclos des pensées.

L’écriture impose une forme de servitude comme elle triomphe de tout. Ainsi, Lacasse est condamnée à l’écriture en même temps qu’elle est sauvée par elle ; les mots la tiennent en vie comme ils mènent à sa perte. Cette contradiction n’en est qu’une parmi tant d’autres dans le livre, quoique peut-être la plus impérieuse.

L’écrivaine fait émerger, de ce langage cherchant à traduire au plus près la vie, cet élan vital qui nous pousse à agir, ou du moins à garder la tête hors de l’eau. « [E]t mon désir, comme tout désir, est irrésolu », affirme-t-elle à propos du corps physique, mais il en va de même des différentes sphères de l’existence : le désir, oscillant entre maternité, amour et écriture, entre partir et revenir, entre culpabilité et innocence, entre écrire ou mourir, tente de réconcilier ces pôles pour qu’il puisse advenir dans sa forme la plus juste. C’est dans cet écartèlement que Lacasse s’inscrit, là où ce n’est jamais tout à fait doux : « C’est dans la faille que je vis, dans cette brèche immense que j’enjambe. Entre deux mondes. » Pour elle, il ne semble pas y avoir d’autres lieux possibles.

C’est donc à une tâche vaine que l’autrice s’applique, mais comme chez tout écrivain, le pacte avec l’écriture est inhérent à l’exercice. Tel que le précise Roland Barthes dans Leçon (Seuil, 1978), « la littérature est catégoriquement réaliste, en ce qu’elle n’a jamais que le réel pour objet de désir ; et je dirai maintenant, sans me contredire parce que j’emploie ici le mot dans son acception familière, qu’elle est tout aussi obstinément irréaliste : elle croit sensé le désir de l’impossible ». En toute conscience, Lacasse accepte cette antinomie de l’écriture. Elle en paye parfois le prix fort : le doute et les tiraillements prennent le dessus sur tout le reste, mais c’est dans ce rapport de tension que surgit avec le plus d’intensité la singularité de sa démarche.

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