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Le billet de la rédac chef

8 juillet 2022 |
Éditorial
Le billet de la rédac chef
Juillet 2022 | Simon Roy
Simon Roy

HUIT FOIS PAR ANNÉE, NOTRE RÉDACTRICE EN CHEF CONSACRE QUELQUES LIGNES À L'ENSEMBLE DE L'ŒUVRE D'UN AUTEUR OU D'UNE AUTRICE D'ICI DONT ELLE A FAIT LA DÉCOUVERTE, OU DONT ELLE JUGE QUE LE TRAVAIL DEVRAIT ÊTRE DAVANTAGE CONNU...

Simon Roy
Juillet 2022 | Simon Roy

HUIT FOIS PAR ANNÉE, NOTRE RÉDACTRICE EN CHEF CONSACRE QUELQUES LIGNES À L'ENSEMBLE DE L'ŒUVRE D'UN AUTEUR OU D'UNE AUTRICE D'ICI DONT ELLE A FAIT LA DÉCOUVERTE, OU DONT ELLE JUGE QUE LE TRAVAIL DEVRAIT ÊTRE DAVANTAGE CONNU...

 

J’avais été invitée, à Plus on est de fous plus on lit, à discuter avec Kevin Lambert du dernier ouvrage de Simon Roy — malheureusement, c’est sciemment que j’écris ici « dernier » et non « plus récent », car c’est là l’objet de Ma fin du monde (2022) : l’auteur, qui se sait condamné, entreprend son ultime livre.

En quittant le studio, je repensais à Fait par un autre (2021), seul autre livre de Simon Roy que j’avais lu, à Ma vie rouge Kubrick (2014), dont j’avais tant entendu parler, et à Owen Hopkins, Esquire (2016), auquel Kevin Lambert avait fait référence lors de notre chronique à deux voix.

Il me semblait que je me trouvais face à une œuvre qu’il fallait que je lise dans son ensemble et qui risquait de diablement me plaire. Une œuvre-cathédrale. Et j’avais raison.

Plongée, un livre à la fois, dans le travail de Simon Roy, j’ai découvert la manière dont quatre kaléidoscopes de mots forment ensemble une sorte de méta-kaléidoscope et me suis laissé happer par la spirale envoûtante des questions de l’écrivain : qu’est-ce qu’écrire, qu’est-ce que créer, quel lien l’œuvre entretient-elle avec son auteur, son lecteur, son spectateur, le monde ? Qu’est-ce que la vérité ? Qu’est-ce que nommer le monde ? Qu’est-ce que la fiction ? Qu’est-ce que le faux et qu’est-ce que le vrai ? Qu’est-ce que le mal ? Dans la vie ? Dans une œuvre ? La violence dans les œuvres est-elle responsable de la violence du monde ou est-ce l’inverse ? Qu’est-ce que lire une œuvre ? Qu’est-ce que lire/dire le monde ? Qu’est-ce que l’auteur d’une œuvre ? Le père d’une œuvre ? Le père d’un homme ? Qu’est-ce qu’un nom ? À qui appartient l’art ?

 

*

 

Malgré les échos assumés à la fois avec Stanley Kubrick et Stephen King — à travers la place qu’a pu trouver le film du premier dans la vie du narrateur, inspiré d’un des plus célèbres romans du second, The Shining —, c’est un autre lien qui a résonné très fort en moi lorsque je me suis plongée dans Ma vie rouge Kubrick. C’est là, il me semble, un autre trait caractéristique des œuvres de cette trempe : l’encyclopédie et les références de l’écrivain interpellent celles de la lectrice, du lecteur, ainsi invité·e à enrichir ce qu’elle ou il lit.

En effet, la manière dont Simon Roy tente de donner sens au suicide de sa mère — par l’exploration de son propre rapport à Stanley Kubrick, à Stephen King, au cinéma, à la littérature et à l’œuvre qui s’écrit sous nos yeux — a réveillé mon souvenir de lectrice de James Ellroy. Auteur du Dahlia noir et d’une série de thrillers policiers terrifiants et violentissimes, Ellroy explique dans un livre autobiographique bouleversant et redoutable, My Dark Places (1996), que l’assassinat violent et jamais résolu de sa mère alors qu’il était enfant l’a hanté toute sa vie. Ce traumatisme, ce mystère insondable ont nourri l’ensemble de son œuvre. La violence des romans de James Ellroy viendrait ainsi d’un besoin non pas d’exorciser ses propres pulsions, mais bien d’aller au bout de sa propre peur, d’explorer la part d’ombre suscitée en lui par la violence qu’a subie sa mère.

Cette part d’ombre qui se trouve en nous tous, Simon Roy n’est du genre ni à la nier ni à la fuir.

Je crois que nous portons tous à des degrés divers une part d’ombre, une part sombre. Comme une tare obligée, dont mon grand-père aura été la courroie de transmission dans la famille Forest : un meurtre, une disparition, deux suicides, et quoi d’autre encore ?

Il y en a qui refusent pourtant d’admettre cette fêlure comme étant commune. Pas moi.

L’auteur établit un lien direct entre les effets d’un passé familial traumatique et violent sur plusieurs générations, jusqu’à arriver à lui-même, pour étudier la question du rapport à la peur et à la violence dans l’art… mais aussi ce qu’elle peut avoir comme rôle dans le travail créateur.

Certains n’hésitent pas à investir des fortunes en thérapies de longue haleine. J’essaie pour ma part maladroitement de me convaincre qu’il est possible de gagner le Combat, de terrasser le Minotaure caché tout au cœur du labyrinthe en allant jusqu’à cracher dans l’œil de la mort.

Cracher dans l’œil de la mort, c’est l’écrire, accompagné en esprit par ceux qui n’ont pas eu peur de le faire avant nous, qui nous ont nourri et que nous admirons. Et c’est, ce faisant, raconter cet enchevêtrement d’enjeux, le pouvoir cathartique de l’écriture violente. C’est réfléchir à notre fascination pour elle, la violence, que nous tentons de fuir dans la vie mais qui exerce un attrait irrésistible et nous procure un plaisir que nous ne sommes pas toujours enclins à avouer lorsque nous la rencontrons sous forme de simulacre.

 

*

Le simulacre est également au cœur de Owen Hopkins, Esquire. Le roman s’ouvre sur une citation du compagnon de route Stephen King, « Fiction is a lie. And good fiction is the truth inside the lie », qui annonce la raison du choix générique de ce deuxième ouvrage : la fiction ici servira d’écrin à la vérité.

Owen Hopkins est en effet un affabulateur et un père déserteur. Il a même signé un roman autobiographique dans lequel distinguer le vrai du faux est tout aussi difficile que lorsqu’on le côtoie dans la vraie vie. Hopkins persistera d’ailleurs jusqu’à la toute fin, gratifiant son fils (venu du Québec pour assister à ses derniers jours) d’un mensonge final aussi savoureux qu’enrageant pour la lectrice que je suis et qui, depuis le début, était à la fois fascinée et dégoûtée par Hopkins — comme on peut l’être par un serpent.

Mais le père Hopkins, avec ses trahisons et abandons, permettra aussi au narrateur, son fils, de trouver sa propre vérité, en réfléchissant à son propre rapport aux mensonges, à la fiction.

Si l’on en juge par le nombre de livres de fiction qui se vendent bon an mal an, recueils de nouvelles, récits et histoires inventés, force est de croire qu’on aime se faire raconter des bobards, même en toute connaissance de cause. Peut-être surtout en toute connaissance de cause. Du Petit chaperon rouge que nous racontait le soir venu notre mère jusqu’au dernier suspense du romancier en vogue, nous sommes avides de frissons.

Quels étaient les mots de Nietzsche, déjà, sur la nécessité de l’art pour nous permettre de supporter le monde réel ? Nous avons l’art pour ne pas mourir de la vérité, ou une formule semblable…

 

*

 

Éviter de mourir de la vérité en se réfugiant dans les fables… Fait par un autre, texte hybride situé entre essai et autobiographie, revient à cette question.

Par l’entremise de la peinture (Simon Roy pense aussi dans des constellations faites de diverses disciplines), le narrateur-écrivain réfléchit aux questions de propriété intellectuelle et de vérité en art.

Le lien était tissé d’emblée entre Ma vie rouge Kubrick et Owen Hopkins, Esquire par la citation en exergue de Stephen King. Ici des ponts sont jetés entre les ouvrages précédents, l’ouvrage dans lequel nous entrons et même avec le livre suivant, sous la forme d’un projet pour le moment abandonné.

Il m’est […] possible de déterminer le lieu et le moment précis où j’ai été saisi par l’univers des faussaires, ces artistes qui usurpent l’identité de grands peintres en parvenant à reproduire à la perfection leurs œuvres, au point de le placer au cœur de mes préoccupations pendant plus de quatre ans.

À l’époque, je caressais l’idée de poursuivre mes explorations autour des mythomanes, amorcées plus tôt avec la rédaction de mon second roman, Owen Hopkins, Esquire. Mes recherches portaient alors sur la célèbre adaptation radiophonique orchestrée par Orson Welles du roman d’anticipation La Guerre des mondes.

Partant de son obsession pour Orson Welles et pour F for Fake (1973), brillant documentaire-fiction sur les faussaires — qui se termine sur un vibrant hommage aux artisans et anonymes qui ont construit les cathédrales, et un appel à réfléchir à ce que signifie la propriété dans l’art, la pérennité des œuvres et la mortalité de leurs créateurs —, Simon Roy s’est engagé dans des recherches qui l’ont mené à un Québécois, Réal Lessard.

Il est ressorti de mes investigations que Réal Lessard a toujours cultivé une relation complexe avec la vérité, comme si un fossé s’était creusé entre sa biographie officielle et ce que les autres sources nous apprennent de lui. Voilà une thématique qui me parle…

Depuis cette découverte, chaque séance d’écriture autour du projet Réal Lessard a fini par m’absorber, comme un canevas la peinture. J’ai dès lors faussé compagnie aux créatures martiennes d’Orson Welles au point d’abandonner mon projet d’ouvrage sur La Guerre des mondes.

Je venais d’atterrir à Mansonville, PQ.

 

*

 

Tissant des liens entre l’autobiographique et l’universel, entre la littérature et les autres arts, Fait par un autre propose aussi une réflexion complexe et polymorphe sur les questions de l’entité auctoriale, du pacte de lecture, de l’originalité, de la citation ou de l’appropriation de la parole, de la personne, de l’identité de l’autre.

 

Le faussaire, en signant ses productions du nom d’autres artistes, dissout son identité dans un pseudonymat frauduleux et rejoint d’une certaine façon cette gloire anonyme des premiers artisans.

Aucun artiste n’a jamais revendiqué l’exécution de vases étrusques, de sculptures inuites, de masques africains… Il en va de même pour les grandes cathédrales, comme Notre-Dame de Paris. Lorsqu’elle a été la proie des flammes en 2019, qui n’a pas eu une pensée pour les humbles ouvriers ayant il y a mille ans participé dans l’ombre à son érection ?

Le concept de signature est plutôt récent dans l’histoire de l’art. Comme s’il y avait eu au fil du temps un glissement de l’humilité empreinte de contrition vers la vanité la plus ridicule. Fantasme d’immortalité ? Besoin de s’inscrire dans la durée ? On s’échine dorénavant à laisser sa trace. Par le geste de la signature, on clame haut et fort qu’on existe. On s’imaginerait mal à notre époque narcissique laisser une œuvre en héritage sans la signer. Un retour en arrière semble inconcevable.

On le verra, les échos avec le F for Fake de Welles sont beaux et troublants. Mais Simon Roy va encore plus loin.

Depuis quelques années, je me présente de nouveau sous le nom Simon Roy. Simple initiative personnelle. Au travail, dans la vie courante, je suis de plus en plus reconnu comme Roy plutôt que Dupuis. C’est d’ailleurs sous le nom de Simon Roy que j’ai publié mes livres. Je me dis qu’il existe des pseudonymes bien plus frauduleux. Mais je rêve de voir ma situation régularisée par les autorités, de sorte que, sur les documents officiels, je puisse retrouver mon véritable nom de famille.

À douze ans, Simon Roy est en effet légalement devenu, contre son gré, Simon Dupuis — nom du nouvel époux de sa mère.

J’ai entrepris des démarches pour reprendre mon vrai nom, celui de mon père, Roy. Le dossier est à l’étude. Il faut d’abord envoyer une requête pour une analyse préliminaire : puis, si on la considère comme admissible, j’accéderai à l’étape suivante, qui est la demande de changement de nom à proprement parler.

Convoquant cette fois Shakespeare (et le célèbre « What’s in a name ? » de Juliette à Roméo), l’auteur, qui, une fois adulte, a peu à peu repris son nom original dans la vie littéraire et professionnelle, tisse des liens entre patronyme, paternité réelle, paternité littéraire et artistique, identité, dualité auteur de papier/auteur de chair et surtout, autre grand fil conducteur de son œuvre, rapport vrai-faux.   

Je suis une toile pour laquelle on sollicite un certificat d’authenticité.

 

*

Les mots suivants qui se trouvent à la fin de Fait par un autre sont particulièrement chargés :

 

Au printemps 2017, au moment où s’amorçait l’écriture de ce livre, j’étais occupé par un travail qui me passionnait, soit l’enseignement de la littérature, et surtout, j’étais en parfaite santé.

Depuis le 22 février 2021, jour du diagnostic d’un cancer agressif au cerveau (glioblastome), me voilà considéré comme invalide, contraint de suivre assidûment des séances d’orthophonie pour retrouver mes facultés de lecture et d’écriture.

Ils semblent annoncer l’impossibilité d’un autre livre mais, contre toute attente, ils servent de pont vers le livre impossible qui a pourtant pu être écrit, Ma fin du monde.

 

*

 

En entrant, le cœur noué, dans Ma fin du monde, on retrouve Orson Welles et le projet autour de La Guerre des mondes que Simon Roy nous disait, dans Fait par un autre, avoir abandonné. C’est, encore une fois, par un autre artiste qu’il passe pour réfléchir à notre rapport tordu au faux et au mensonge.

Mais dans l’histoire du malentendu terrible autour de La Guerre des mondes — pièce radiophonique inspirée du roman du même titre, mise en scène en 1938 par Orson Welles, lors de la diffusion de laquelle une partie du public aurait cru à une invasion réelle de la terre par les Martiens — il y a une autre question, qui importe plus que jamais à Simon Roy : la peur de la mort, et les détours que nous prenons pour la fuir, la supporter ou l’affronter.

Les croyances, la foi, les négociations face au deuil ou à sa perspective, tout cela est creusé, dans une structure fragmentée à partir de laquelle la lectrice ou le lecteur vont créer leur propre sens.

 

*

 

Dans un passage particulièrement puissant, Simon Roy nous confronte à nos tentatives de tempérer la violence du monde et l’inévitable de la mort dans les œuvres de création…

Une étude menée depuis 2015 par des spécialistes de l’Université Harvard, à Cambridge, révèle que les avertissements en ouverture d’œuvres théâtrales, cinématographiques ou même littéraires qui préparent le spectateur à la présence d’un événement traumatisant, tels un viol, un meurtre, un suicide, un accident mortel, de la violence, ont des effets pervers qui vont à l’encontre de l’intention de départ. Il semblerait qu’au lieu de minimiser les effets créant une potentielle panique ce type d’annonce provoque au contraire un sentiment d’angoisse chez le spectateur, qui se trouve dans une position de vulnérabilité constante. Imaginez un cas où un annonceur prévient l’auditoire d’une salle de théâtre que la pièce à laquelle il assistera comporte un coup de feu. Il se trouve dès lors dans un état d’attente d’un drame le surprenant. Cet avertissement lui fera ressentir doublement l’anxiété : avant l’événement en soi, puis au moment du coup de feu.

… avant de faire basculer la réflexion dans une expérience humaine, la sienne, qui s’incarne ainsi sous nos yeux de la manière viscérale, poignante :

Le 22 février 2021, j’ai reçu comme un avertissement funeste le diagnostic m’annonçant la mort à brève échéance. Avertissement : les prochains mois comporteront des scènes de souffrance et de mort abrupte vous impliquant personnellement.

Depuis ce diagnostic fatal je vis chaque jour avec cette idée affolante d’être le spectateur de ma propre existence, en attente de ce fameux événement dont on a pris soin, par la médecine, de me prévenir.

 

*

 

À la toute fin de F for Fake, se tenant devant la cathédrale de Chartres, Orson Welles livre un monologue qui me hante encore à ce jour. C’est à ces mots que j’ai pensé lors de l’enregistrement radio dont je parlais en ouverture de ce billet. Je les ai d’ailleurs évoqués avec une pointe d’émotion dans la voix. Je tentais de dire, en tant que lectrice et en tant que sœur humaine, quelque chose à mon collègue et frère, Simon Roy, à travers cette référence au film.

 

Our works in stone, in paint, in print, are spared, some of them for a few decades or a millennium or two, but everything must finally fall in war or wear away into the ultimate and universal ash. The triumphs and the frauds, the treasures and the fakes. A fact of life. We’re going to die. ‘Be of good heart,’ cry the dead artists out of the living past. Our songs will all be silenced — but what of it? Go on singing. Maybe a man’s name doesn’t matter all that much.

Dans une merveilleuse, puissante et éternelle conversation à laquelle moi, collègue, lectrice, j’ai eu la chance d’être conviée, l’œuvre de Simon Roy semble dialoguer avec ces mots de Welles.

Réalisant exactement ce qu’ils disent, les mots d’Orson Welles nous permettent de mieux faire face à notre existence, et à sa finitude. Exactement comme ceux de Simon Roy, qui savent venir chercher en nous, derrière le lecteur, la lectrice, ou plutôt en son cœur, nichée comme dans un écrin, la part de courage et d’ombre que nous possédons tous et toutes. Celle qui nous permet de traverser cette rude existence les yeux grands ouverts.

 

Livres de Simon Roy :

Ma vie rouge Kubrick, Boréal, « Liberté grande », 2014

 

Owen Hopkins, Esquire, Boréal, 2016

 

Fait par un autre, Boréal, 2021

 

Ma fin du monde, Boréal, « Liberté grande », 2022.

 

 

 

 

 

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