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Contagion inopinée

23 juin 2020 |
Roman
Contagion inopinée

L’épidémie de VHS fait reposer avec évidence son titre sur un jeu de mots qui mise sur une connaissance minimale de la crise culturelle et historique ayant frappé l’Occident à la fin des années 1980, et que les journaux et les politiques avaient baptisée l’épidémie de VIH.

Alexandra Tremblay
Montréal, Del Busso
2020, 112 p., 19.95 $

L’épidémie de VHS fait reposer avec évidence son titre sur un jeu de mots qui mise sur une connaissance minimale de la crise culturelle et historique ayant frappé l’Occident à la fin des années 1980, et que les journaux et les politiques avaient baptisée l’épidémie de VIH.

En créant un rapprochement entre la sonorité des deux syntagmes, Alexandra Tremblay remplace l’acronyme du virus de l’immunodéficience humaine par celui des vidéocassettes. Le sens glisse : détourner le nom donné à la « peste gaie » (désignée ainsi en référence à ses ravages au sein de la communauté homosexuelle, où elle a fait un nombre élevé de victimes) permet à Tremblay d’assimiler la prolifération de la maladie à celle d’un média. Au lieu de minimiser le fléau initial, le roman fragilise notre nostalgie de l’enregistrement analogique et des supports rétro pour nous rappeler que non, ce n’était pas « mieux avant ».

La superposition nous signale aussi que le public auquel semble destiné le livre – celui des (in)fameux « milléniaux » – n’a expérimenté cette crise du sida qu’en différé, à la manière de ce que l’écrivaine américaine Marianne Hirsch appelle une « postmémoire », ces traumas dont héritent des individus qui ne les ont pas vécus, mais qui en éprouvent les conséquences à travers le silence de leurs aînés. La postmémoire est une mémoire indirecte : son rapport au passé « est en vérité assuré par la médiation non pas de souvenirs, mais de projections, de créations et d’investissements imaginatifs» 1.

Résonnance imprévue

C’est donc une certaine forme de connivence générationnelle qu’espère provoquer le titre. Et il y réussirait sans doute très bien si je n’avais pas entamé L’épidémie de VHS en mars 2020, alors qu’une autre catastrophe, immédiate celle-là, c’est-à-dire littéralement dépourvue de toute médiation qui aurait bénéficié d’un peu de recul, sévissait mondialement et s’imposait comme référent. Impossible, en lisant le roman de Tremblay, d’ignorer cette nouvelle comparaison – involontaire – qui annule, sinon estompe la première : celle avec la crise sanitaire engendrée par la propagation de la COVID-19.

Lorsque je lis les premières pages, je suis assise dans mon salon. Mais c’est déjà un peu tricher de dire que j’y suis seulement assise, puisque j’y suis plutôt confinée. L’étouffement d’Häxan, la jeune adolescente ducharmienne de la Côte-Nord assommée par l’ennui et qui assume la narration de L’épidémie de VHS, prend une autre dimension quand on en fait la découverte dans ces circonstances : peut-être que l’aspect suffocant – de son quotidien, de sa relation amoureuse, de sa région – apparaît de manière plus aiguë, comme un enjeu davantage structurant du texte, et ce, précisément en raison de nos prédispositions actuelles.

Pourtant, ce ne serait pas faire justice à ce roman que d’affirmer que sa pertinence s’efface devant la crise, car elle ne fait, somme toute, que se déplacer. L’innocence d’Häxan disparaît en même temps que les VHS, devient obsolète avec elles, qui ne sont guère plus que le signe de leur propre caducité, mais le livre ne s’abîme pas forcément dans la même désuétude face au réel qu’il prétend capter. C’est pourquoi on pourrait sans doute repenser tout l’ouvrage à l’aune de la situation actuelle, mais on y perdrait au change, puisque l’œuvre de Tremblay survivra certainement à son contexte de publication difficile.

Y a-t-il une écriture hipster ?

Cette survivance, on la devra aux virtualités de la posture énonciative. S’il existe une esthétique « hipster » – on le sait alors que ses plus fervents détracteurs lui reprochent très souvent de n’être qu’une esthétique –, on peut encore se demander si une forme de focalisation narrative parvient à en tirer profit.

Avec ses couronnes de fleurs et ses filtres Instagram, mais surtout ses nombreuses références, ses pointes ironiques et son amour du name dropping, le roman a très certainement quelque chose à voir avec cette esthétique. Mais là où il m’apparaît offrir une perspective particulièrement inédite sur la question, c’est lorsqu’il déborde de l’ « hipsteromanie » comme thématique pour l’ériger en une poétique où le flottement entre intensité et détachement, naïveté et sérieux, indécision et dérision s’impose comme le principal mot d’ordre.

L’écriture de Tremblay est éminemment investie dans son objet : elle s’y plonge avec une force peu commune mais, dans un même geste, elle fait preuve d’une distance critique presque clinique. Nourrie de cet univers dont elle s’extrait pourtant, la narration de L’épidémie de VHS arrive à le regarder d’un œil à la fois impitoyable et tendre, en parle avec un ton qui refuse de se positionner de manière définitive du côté du rejet ou de l’adhésion.

  • 1. Marianne Hirsch, « Postmémoire », Témoigner. Entre histoire et mémoire, no 118, 2014, p. 205.
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