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Yves Thériault, mage et prophète

Chronique délinquante
Thématique·s

J’ai rencontré Yves Thériault une fois, au Salon du livre de Montréal. Il venait de publier L’herbe de tendresse chez VLB. J’y présentais La mort d’Alexandre. Redou-table vendeur, il m’avait accueilli dans le stand comme si nous nous connaissions depuis des siècles.

J’ai lu Agaguk comme tout le monde, j’imagine, et quelques histoires courtes. Et comme pour signaler mes carences, Renald Bérubé, ça ne peut venir que de lui, m’a fait parvenir Cahiers Yves Thériault 2 et la réédition de Contes pour un homme seul. Grand savant et connaisseur des textes courts — il a publié une remarquable synthèse de la nouvelle et de la short story aux États-Unis —, Renald Bérubé dirige cette deuxième phase des cahiers.

Les universitaires sillonnent la littérature (du moins ceux qui lisent) et raniment des œuvres qui sombrent dans l’oubli malgré leurs qualités. L’occasion est bonne. L’année 2019 marque le soixante-quinzième anniversaire de la publication de Contes pour un homme seul. Je n’étais encore qu’un projet pas très convaincant chez ma mère lors de la parution de ce livre en 1944.

Heureusement, des chercheurs savent montrer l’importance de certains ouvrages oubliés. Les œuvres fortes sont beaucoup plus qu’un récit ou la narration d’une aventure. Ici, tous les participants aux Cahiers s’intéressent aux lieux et à la géographie des contes de Thériault, aux personnages qui hantent ses histoires. Les textes de ce conteur avant tout, c’est lui qui le répétait, sont marqués par le genre. Rarement dans la tradition orale on précise l’endroit, l’époque ou le paysage. «Il était une fois» et nous voilà dans un monde possible et imaginaire. Thériault a gardé cette habitude. Le Nord, la Gaspésie, la Côte-Nord, la mer, le fleuve. Juste assez pour ne pas avoir le vertige, pour s’inventer une topographie personnelle du conte.

Tâche immense

Pas une tâche facile que de traverser la production de Thériault. Ses textes courts et ses contes pour la radio feraient environ sept mille pages. Et, ce qui est moins connu du grand public, une partie de son travail a été écrite en anglais.

Comment aborder une œuvre aussi foisonnante qui a marqué le Québec, cette littérature qui a enfoncé ses racines en cette terre d’Amérique? Les participants à ces Cahiers, une douzaine en tout, décrivent la place des Autochtones dans les récits de Thériault, la présence du Nord, de la nature, les interventions des Blancs qui bouleversent l’espace phy-sique et humain des Innus et des Inuits. La dernière campagne électorale fédérale nous a beaucoup parlé d’environnement et des changements climatiques, donnant ainsi raison à Yves Thériault qui était sensible à cette question il y a soixante-dix ans.

Avec Agaguk en 1958, il aborde la vie des nomades que la présence des Blancs menace. L’écrivain a été l’un des premiers à s’éloigner des grandes villes pour décrire le vertige et la perte de sens, la nature que l’on saccage et les humains que l’on déboussole. En ce sens, Audrée Wilhelmy, dans Blanc Résine, renoue avec ce grand-père spirituel qu’est l’auteur du Dompteur d’ours en confrontant le nomadisme et le sédentarisme.

Plusieurs romanciers ont saisi les propos du conteur. Je pense à Jean Désy, Paul Bussières, Isabelle Larouche et Juliana Léveillé-Trudel. La liste peut s’allonger comme une rivière sans fin. Une belle façon d’écouter la parole singulière de Naomi Fontaine, Natasha Kanapé Fontaine, Joséphine Bacon et Marie-Andrée Gill qui s’imposent et sont de plus en plus entendues. Ces textes font comprendre que la littérature, la bonne, la nécessaire, se moque du temps et de toutes les balises. Tout comme le grand rire de Renald Bérubé secoue les rives du Saint-Laurent.

Yves Thériault à la fin des années 1970

Contes pour…

N’ayant pas lu Contes pour un homme seul ou ne me souvenant pas de l’avoir fait, je devais remédier à cette carence.
Je me suis risqué sur la pointe des pieds, un soir de lune. La parole qui se faufile entre l’oralité et l’écrit m’a saisi. Thériault se fait shaman, manipule la langue et la met à son service. J’aime les contes, tout le monde le sait. Je me suis souvent aventuré dans des histoires traditionnelles ou des inventions personnelles devant des gens qui ne demandaient qu’à croire mes menteries. Je ne suis pas Fred Pellerin, mais je connais deux ou trois histoires de village qui peuvent faire frémir bien des auditeurs.

Quel plaisir de lire Yves Thériault, de suivre le Troublé, ce marginal qui se tient loin des humains, que certains croient idiot et qui se montre un mage et un voyant. Un ermite qui précède Sol, notre clochard céleste et grand alchimiste du verbe. Thériault se bute à la fatalité qui broie ses personnages, les fait basculer entre l’amour et la mort, provoque des drames. Certaines réalités collent aux épaules des humains même s’ils se croient immunisés. Thériault devient vibrant et sait nous toucher là où c’est sensible.

Le travail de Renald Bérubé et de Marie José Thériault (qui dirige la maison d’édition où sont publiés ces textes de ou autour d’Yves Thériault) est d’une grande importance. Les deux nous offrent une mémoire et un passé toujours vivants. Ils permettent aussi de suivre le mot dans toutes ses dimensions et, surtout, de comprendre comment la pensée et les thèmes porteurs de notre société s’enracinent et survivent. Thériault a été un capteur de rêves et un sourcier.

L’écrivain a marqué son époque et la littérature québécoise. Il est temps qu’on lui donne sa place et surtout qu’on signale son importance. Cahiers Yves Thériault 1 et 2 comblent en partie cette carence. Il reste beaucoup à faire, on le comprend. Il faut lire et redécouvrir Yves Thériault, qui a su cerner notre américanité, le métissage et les grands problèmes qui se sont accentués depuis la publication de ses œuvres phares. ♦

Auteur·e·s
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Article au format PDF
Renald Bérubé
Montréal, Lévesque Éditeur
2015, 232 p., 27.00 $
Yves Thériault
Longueuil, Le dernier havre
2019, 286 p., 14.95 $
Yves Thériault
Longueuil, Le dernier havre
2019, 174 p., 12.95 $