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Willie a raison

Willie a raison
autoportrait vague et précis
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Delporte

Je suis née un après-midi du mois d’août 1977, deux semaines après terme, à l’hôpital d’Amos, en Abitibi, une ville où l’on trouve la seule cathédrale de style romano-byzantin au monde. Je suis la dernière de trois enfants, et je n’ai jamais su si j’étais un bébé planifié ou non. Il faudrait que je me décide à le demander à mes parents. Par ailleurs, est-il souhaitable de savoir ce genre de chose? Je suis souvent agacée par ma difficulté à laisser les faits de l’existence être ce qu’ils sont, sans y chercher un sens, une explication, un fruit juste assez mûr pour se transformer en mythe fondateur.

Un jour, j’ai lu un article dans un magazine à potins québécois et j’ai appris qu’une comédienne que j’avais rencontrée une fois ou deux était née très exactement une semaine après moi, dans le même hôpital, aux mains du même médecin. Lorsque je lui ai dit ce que nous partagions, nous avons immédiatement sympathisé, et je lui ai probablement confié des choses intimes très rapidement, comme si nous étions liées depuis toujours.

Ce qui me fait penser que je soupçonne toujours que je suis liée aux autres au-delà du hasard et des affinités. Comme si, à défaut de croire au destin, j’avais néanmoins la conviction qu’il existe une sorte de force qui nous attire plus vers les uns que vers les autres. Cette force n’est pas en haut, elle est derrière — une main sur l’omoplate, qui nous pousse.

Il y a d’authentiques roux dans ma famille. Mon père, mon grand-père, deux de mes cousines. Le fait que j’aie des cheveux qui oscillent entre l’auburn, le brun et le châtain illustre adéquatement ma perception de moi. Jamais tout à fait quelque part. Une introvertie verbomotrice. Pas d’envergure académique ni de bourlingue punk. Éprise de précision, mais amoureuse de l’esquisse. Une furieuse qui fait des tartes. Une peureuse qui prend la plume.

Petite, je ressentais un plaisir étrange et silencieux à me couper des mèches de cheveux en cachette de ma mère. C’était parfois pour camoufler d’autres secrets, comme le miel mangé à même le pot puis resté collé sur le toupet. Mais d’autres fois, le geste était inexplicable. Une pulsion de changement, certes, mais également une jouissance mystérieuse face à cette appropriation de mon corps. J’ai toujours aimé me couper les ongles, aussi.

J’ai perdu une partie de mon plaisir de lecture depuis que je publie des livres. Je me comparais déjà, mais désormais, c’est envahissant — et je n’en sors jamais gagnante. Il faut dire qu’à moins d’une obligation, je lis seulement des livres que je trouve formidables. Les autres, je les laisse tomber. Je devrais peut-être les subir jusqu’au bout, ce serait bon pour mon ego.

Comme tous ceux qui en ont un, je suis préoccupée par mon ego, justement. Son enflure, ses angles morts, les mauvais choix qu’il peut me murmurer à l’oreille. Je le déteste, mais je sais que j’ai besoin de lui pour avoir la prétention d’écrire des livres et de les faire lire. Et il est ratoureux, le maudit: il sait très bien se déguiser en autodénigrement pour obtenir ce qu’il veut.

J’ai toujours mal assumé mes amours littéraires. Pas assez d’entre elles brillent du vernis rassurant des Grandes Œuvres Telles qu’Approuvées par les Grands Hommes de l’Histoire. Ces textes — et je ressens une ambiguïté similaire face aux films, aux arts visuels et à la musique que j’aime — révèlent qui je suis parfois bien plus clairement que les gestes que je pose jour après jour. Je suppose que ceci explique cela.

Dans le film Notting Hill, les amis de Hugh Grant s’amusent à déterminer pendant un repas qui d’entre eux fait le plus pitié et aura ainsi droit à la dernière part de tarte. Chacun raconte ses déboires, de la maladie au chômage en passant par la misère amoureuse et l’infertilité, et ils oublient de poser la question à Julia Roberts, qui accompagne Hugh Grant et joue dans ce film une grande star de cinéma (alors que lui interprète un libraire paumé). Avant qu’ils attribuent la portion de tarte, elle demande à participer elle aussi. Personne n’y croit, évidemment — quels problèmes peut donc avoir une femme d’une grande beauté, riche et adorée partout sur la planète? Mais lorsqu’elle raconte sa solitude, sa cage dorée, la vacuité de son existence et le régime alimentaire strict auquel elle s’astreint depuis vingt ans, le groupe est pris de court. Ils sont émus. Le silence s’installe, chargé. Les yeux se mouillent. Puis ils s’exclament tous d’un bloc, en riant: «Bel essai, mais nah, tu fais pas le poids.» Julia Roberts rit aussi.

Delporte

Ce n’est pas un grand film, mais cette scène me revient régulièrement en tête lorsqu’il est temps d’aborder les questions de privilège et d’empathie dans les liens d’intimité. La conscience de l’un n’empêche pas l’éclosion de l’autre.

Ma joie est vive devant le fleuve, l’océan Atlantique, les vieux chars, le parc de La Vérendrye, les Adirondacks, la porte de la Gaspésie, le Yorkshire, l’entrée à New York par le pont George Washington, les traversiers, les éclairs au chocolat et le tonnerre des orages, les taches de rousseur de mes fils, les boutiques de fudge, la condensation sur un verre d’alcool, un groupe d’enfants qui présente un spectacle bâclé à un groupe d’adultes éméchés à la fin d’un souper, une voix radiophonique qui sacre abondamment en privé, la réussite d’une crème pâtissière, la fin d’une bonne pièce, les mains de mon mari, la volupté.

Je me relis, me trouve gentille, déteste cela, trouve que c’est inexact — je suis bien trop brutale pour être gentille —, mais déteste aussi le mensonge que contiendrait une autre description de moi. Je crois que les gens me perçoivent douce, patiente, accueillante, productive, une bonne amie, une bonne mère. Je me perçois égocentrique, insatisfaite, obsessive, paranoïaque, une mauvaise amie, une mauvaise mère. Un juste portrait de soi est-il possible? Je suis solitaire, triste, rieuse, responsable, gourmande, solidaire, fielleuse, dévouée, honteuse, désirante, irrésolue. Ceci me semble juste.

J’aimerais que mes phrases soient économes de mots. À la place, ce sont mes textes qui sont économes de pages. Ce n’est pas la même chose.

Je continue de penser que je n’ai pas d’appartenance claire, dans mon travail. Pas assez prolifique au théâtre, pas assez formée en traduction, pas assez virtuose en littérature. L’idée qu’il y ait un dossier sur moi dans un magazine littéraire devrait me donner une certaine assurance, m’offrir une sorte de confirmation. Ce qui se produit plutôt, et qui est étonnant, et qui n’est pas désagréable du tout, c’est que plus le temps avance, moins la conformité m’intéresse. Ça ne veut pas dire, évidemment, que je cesse de m’en faire avec ce que les autres pensent de moi, et que je ne me demande pas s’ils disent des méchancetés à mon sujet quand je ne suis pas là. Une vieille habitude, celle-là, datant de l’époque où pour me jouer un tour, des filles au primaire m’avaient envoyé une fausse lettre d’amour anonyme pour que je m’imagine être choisie par un garçon, et qu’elles puissent ensuite avoir le plaisir pervers de briser l’illusion devant tout le monde, dans la cour d’école. Depuis, les louanges et la trahison vivent côte à côte sous mon œil.

I believe in jokes, entendais-je Willie Nelson dire en entrevue à la radio, l’autre jour. J’ai pensé: voilà une autre croyance que nous partageons, Willie et moi, avec le pouvoir guérisseur des chansons country et les tresses comme antidote à la vanité. Parmi les œuvres qui ont durablement modifié la composition de mon identité, il y a deux chansons de Willie, Always on my Mind et Crazy. Et alors que ces tounes semblent à elles seules résumer les deux pôles existentiels du drame amoureux — je ne t’ai pas bien aimé·e, tu ne m’as pas bien aimé·e — leur auteur cultive du pot, fait du taekwondo et considère qu’un atterrissage d’urgence qui se termine sans décès est le mieux qu’on puisse attendre d’un atterrissage. Vivre légèrement tout en s’engageant à voir et nommer le plus lourd, voilà qui me conviendrait.

Récemment, j’ai regardé un match de quart de finale de Wimbledon qui opposait Serena Williams à une joueuse plus jeune qu’elle. Au début, les deux femmes semblaient de force égale, l’une gagnant le premier set, l’autre le deuxième. Mais dans le troisième set, Serena n’a pas réussi à maintenir une avance qu’elle avait installée en menant 3-1, et son adversaire est parvenue à la talonner, 3-3. Puis quelque chose s’est emparé d’elle pendant les trois derniers sets, et elle s’est mise à jouer avec une fougue extraordinaire, comme si elle s’était dit: oh que non que ça ne s’arrêtera pas ici. Les balles ont accéléré, chaque fois envoyées avec la force d’un hurlement. Les amortis se sont faits superbes. Elle a même terminé avec un as imposé à l’autre joueuse qui, dépassée, n’a pu que s’incliner. En regardant la fin du match, et la joie bruyante de Serena à chaque point obtenu puis, finalement, au moment de la victoire, j’ai pensé que c’est exactement ainsi que je voudrais vaincre la noirceur et la détestation de moi qui m’enveloppent trop souvent et qui déposent sur mes épaules une couverture de plomb, comme celles qu’il faut porter lors d’une radiographie. Renvoyer les balles avec la juste rage de l’insoumission, autant de fois qu’il le faudra. Serena a ensuite perdu en finale, mais là n’est pas la question. Ou peut-être la question se situe-t-elle très précisément là, au contraire.

Je souhaite ardemment vivre dans le monde, parmi les humains, et résister à l’apathie. ♦

Delporte

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