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Vivre et mourir en ligne

On distingue à tort ce qui existe «dans le réel» de ce qui se déploie derrière nos écrans, même si nos quotidiens sont constellés de démonstrations du contraire. Mukbang en est l’illustration parfaite.

Thématique·s
Roman

On distingue à tort ce qui existe «dans le réel» de ce qui se déploie derrière nos écrans, même si nos quotidiens sont constellés de démonstrations du contraire. Mukbang en est l’illustration parfaite.

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Le troisième roman de Fanie Demeule m’a happée en un temps record. Quelques pages seulement, et j’étais envoûtée par ce récit sombre qui s’amorce sur une trame réaliste, puis bifurque vers la science-fiction.

À l’image des phénomènes qu’il décrit – le dangereux pouvoir d’attraction de YouTube, les vidéos suggérées dès que l’une d’elles se termine –, le livre ne connaît pas de temps morts, et les narrateur·rices se succèdent de manière fluide, sans qu’on perde le fil.

Kim Delorme, la première narratrice, est une adolescente qui se sent loin de sa mère. La découverte de YouTube dresse un mur entre elle et le monde. Plus rien ne l’intéresse, sauf l’ordinateur: «Besoin de personne. Juste de la bande passante illimitée.» Le sommeil et les ami·es n’ont plus d’importance:

Ma cadence est malsaine, morbide. C’est mauvais pour mes yeux, ma colonne, mon cœur et mon cerveau. […] Mon père me parle du petit Japonais de seize ans récemment décédé après avoir gamé pendant trente-six heures non-stop.

Une fois adulte, Kim quitte rapidement la maison et entame sa carrière de youtubeuse. Souffrant visiblement d’un trouble alimentaire, elle maquille son mal de vivre grâce à une esthétique qui s’articule autour du yoga, de la méditation et d’une alimentation végane et sans sucre:

Je ne sens plus la faim, la fatigue et la solitude. Surtout depuis les débuts d’Instagram. Je ne peux décrocher du ruban infini d’images qui se déroule sur l’écran.

Elle trouve du réconfort dans son nombre d’abonné·es qui monte et dans les commentaires admiratifs de jeunes femmes.

Le corps excessif

Après Déterrer les os (2016) et Roux clair naturel (2019), publiés à Hamac, Demeule poursuit l’exploration de thèmes liés au corps et à l’identité. Si Kim est d’abord une jeune femme qui semble sombrer dans l’orthorexie et l’anorexie sous couvert de saines habitudes alimentaires, elle découvre bientôt un élément de la culture en ligne qui changera totalement son rapport au corps: le mukbang. Cette pratique d’origine coréenne, née au tournant des années 2010, consiste à ingérer une grande quantité de nourriture devant la caméra. «Très vite, le phénomène a fasciné le monde entier et la pratique s’est répandue. Ces vidéos peuvent atteindre jusqu’à plusieurs centaines de millions de visionnements.»

Une Montréalaise d’origine crie et mohawk, Misha Faïtas, met en ligne ce genre de vidéos. Immédiatement, Kim admire son franc-parler, son assurance et, bien sûr, son nombre d’abonné·es: «Moi c’est Misha, j’ai de grands trous vides dans mon cœur que je remplis de nourriture, de sexe et de magasinage.» Après avoir essayé d’orchestrer un mukbang cohérent avec son approche – des sushis véganes –, Kim embrasse la démesure du concept et laisse tomber ses anciens principes alimentaires, obsédée par son désir de compétitionner avec son idole.

Le roman offre une illustration triste et percutante des quotidiens solitaires qui se mesurent à l’approbation d’autrui. Sous la plume de Demeule, c’est lugubre et fascinant: «Son visage semble avoir enflé, rougi. Elle a chaud, très chaud. Ses cheveux lui collent aux joues, baignant dans un mélange de sueur et de sauce.»

Exploration formelle

Objet littéraire inspiré de la réalité numérique, Mukbang est ponctué d’une centaine de codes QR, qui renvoient les lecteur·rices dans les méandres d’internet et de YouTube. Ces tentatives de détournement de l’attention sont autant de manières de souligner la toute-puissante force d’attraction du web dans cet Alice au pays des merveilles dystopique. Ce roman, comme Maquillée (Marchand de feuilles, 2020), de Daphné B., évite de faire la morale et s’inscrit dans une littérature d’ici qui offre un éclairage d’une grande pertinence sur nos vies numériques et leurs écueils. Il donne à voir un spectacle glauque et plausible et soulève de nécessaires questions.

Dans la dernière partie, l’autrice explore les thèmes de la vengeance et du deuil, mais également les dérives à venir liées à notre présence en ligne (plus précisément à notre rapport virtuel aux défunt·es), tout en distillant une ambiance de polar, avec des clés de compréhension habilement révélées.

En fait, Mukbang réussit le tour de force d’être aussi étrange et obsédant que la réalité dont il s’inspire.

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Fanie Demeule
Montréal, Tête première
2021, 219 p., 19.95 $