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Un livre fort et touchant qui montre la puissante capacité cathartique de la littérature.

Thématique·s
Beau livre

Un livre fort et touchant qui montre la puissante capacité cathartique de la littérature.

Thématique·s

La Mèche, maison d’édition aux récits singuliers et aux couleurs franches, vient d’ajouter à sa collection «Les doigts ont soif», qui propose des «livres hybrides et détonants, dans lesquels textes et images dialoguent au sein d’un espace-page toujours à réinventer», le magnifique Les forces vitales. En publiant ce titre dans le bouillant laboratoire de création qu’incarne La Mèche au sein du groupe d’édition La courte échelle, Sarah Bertrand-Savard nous offre un recueil beau et intense.

Dans la lignée des autrices Julie Doucet et Meb, qui utilisent aussi le collage à des fins poétiques, Bertrand-Savard, survivante d’un cancer du sein qui l’a frappée alors qu’elle avait trente-quatre ans, s’est armée de ses ciseaux et des livres de sa bibliothèque – dont elle a découpé des fragments de phrases, des mots, voire de simples lettres – afin de «délicatement réparer l’espoir». À première vue, Les forces vitales se présente comme un ouvrage de poésie, mais il est également possible de déceler, dans la rugosité de son ton, l’esprit d’un carnet, et dans sa frontalité, la pratique d’une diariste accomplie. La poésie demeure toutefois présente et tire les ficelles formelles de ce récit franchement émouvant et dur par moments, tant la nécessité de dire l’adversité, la souffrance, est puissante.

Désir de dire

Plastiquement, l’ouvrage, malgré sa facture commerciale, se démarque de la production livresque saisonnière grâce notamment au collage de l’artiste Natalie Thibault en couverture. L’œuvre représente une fenêtre, et devant les rideaux grisâtres, on aperçoit une poupée de style Barbie dans une pose légèrement suggestive et digne d’une tragédie grecque. Sous l’aisselle, sur le sein droit, un rectangle rouge déchiré. À elle seule, cette image multiplie les possibilités de lecture, les réflexions sur le texte à venir.

Toujours du point de vue esthétique, on retrouve dans les pages intérieures une forme plus en phase avec l’esprit du fanzine et la pratique du collage. La texture du papier laisse transparaître les marques de photocopie, et le jeu entre les dimensions des lettres ainsi que les césures des mots est savamment dosé et d’une sobriété désarmante. Il est intéressant d’examiner les portions intactes des phrases qu’a choisies Bertrand-Savard pour parler de son expérience. C’est probablement dans ces extraits que l’effet cathartique se fait le plus ressentir. Par exemple, à la page quarante-cinq, où l’autrice reprend un «j’ai de la peine» dans sa totalité, on songe immédiatement aux vertus thérapeutiques de l’écriture et de la lecture, qui expriment sans fard des sentiments, des états d’esprit.

Désir de vivre

Dans la deuxième partie de l’œuvre, le «je» devient un «nous», puisqu’un jeune garçon rejoint l’intimité de la narratrice. Malgré les blessures, malgré ses seins «horrible[s] et [ses] large[s] plaie[s]» qui la gênent, cette femme dont on a «charcuté le courage» s’assume et vit. Ici et là, et plus encore dans la dernière section, la troisième personne du singulier surgit. Cette façon qu’a la narratrice de s’adresser à elle-même revient avec plus de force et revêt un caractère presque aphoristique, sans toutefois le côté péremptoire et moralisateur. Le tout est déstabilisant. Si les «elles» du début évoquent des voix extérieures désolées devant la souffrance de la jeune femme, il est plus difficile de savoir qui parle dans la troisième partie. Aurait-il été plus judicieux de s’en tenir à un seul pronom et de ne pas osciller entre les deuxième et troisième personnes du singulier afin de conserver une cohésion formelle? Peut-être, mais je trouve tout de même que leur utilisation parcimonieuse engendre une pluralité de voix, de textures différentes, d’émotions plus franches. Comme si la narratrice s’adressait à son double, qui «ne veut pas guérir»; tels un avertissement, une note à elle-même, une sorte de mise à distance d’un événement au dénouement potentiellement tragique et aux projections anxiogènes et difficiles. Ainsi, à la page quarante et un, on peut lire: «tu seras seule / d’un bout à l’autre». Ce choix formel, bien qu’il ne soit pas toujours parfaitement maîtrisé, laisse le champ libre aux interprétations des lecteur·rices, qui pourront s’identifier au récit.

Soulignons enfin que trois collages de l’écrivaine apparaissent dans Les forces vitales. Abstraits, minimalistes, justes et d’une grande puissance d’évocation, ils ont l’intelligence de ne pas trop mettre en évidence le propos. On devine dans ces images ce que les mots ne peuvent plus dire tellement ils ont crié. Pour cette raison, j’en aurais pris davantage, car Bertrand-Savard a aussi beaucoup de talent de ce côté.

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Article au format PDF
Sarah Bertrand-Savard
Montréal, La Mèche
Les doigts ont soif
2021, 160 p., 22.95 $