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Unir sa destinée

Proposant comme trame principale un mariage à l’oratoire Saint-Joseph, Alain Farah, dans Mille secrets mille dangers, élabore un roman de l’identité. Quand on est écrivain, et que plus rien ne va, il restera toujours les mots pour le dire.

Roman

Proposant comme trame principale un mariage à l’oratoire Saint-Joseph, Alain Farah, dans Mille secrets mille dangers, élabore un roman de l’identité. Quand on est écrivain, et que plus rien ne va, il restera toujours les mots pour le dire.

Ce livre pourrait être comparé à un saut en parachute. Le narrateur, alter ego de l’auteur, est affligé d’un vertige presque permanent. On ne sait pas vraiment ce qui vient en premier: est-ce que la maladie des intestins qui le tenaille depuis son jeune âge lui procure ses prégnantes vagues d’angoisse, ou est-ce le contraire? Le fait d’avoir vécu sa jeunesse entre des parents qui ne cessaient de s’entredéchirer n’a forcément pas aidé sa cause, mais le voilà tout de même sur le point d’épouser Virginie, sa fiancée, et à la veille de s’envoler pour un voyage de noces auCaire, le pays de ses ancêtres.

Sur le fil du rasoir

La structure du roman nous soumet à de constants allers-retours entre la cérémonie du mariage et les événements passés, qui nous dépeignent un jeune homme sensible, insomniaque, amoureux, en perpétuelle recherche de son point d’équilibre: «J’ai parfois l’impression que seuls l’écriture et mon amour pour Vir me rappellent à moi-même quand l’égarement me disloque et que la panique s’infiltre, peu à peu.»

Pour réduire les symptômes d’anxiété, qui sont revenus en force depuis quelque temps et le conduisent à de grandes crises de panique, Alain s’est résigné à reprendre des comprimés anxiolytiques la veille de son mariage. Il a au moins réussi à dormir trois heures, juste assez pour tenir à peu près debout et passer au travers de la journée.

C’est en ce sens que l’impression de se trouver en chute libre est éprouvée par le narrateur, qui doit composer avec l’aventure que représentent pour lui les aléas inhérents à plusieurs situations. Il livre fréquemment bataille, suspendu au-dessus du vide, le souffle en apnée: «Je me mariais douze heures plus tard, mais dans la souffrance je sombrais, dans le passé je régressais. Je retrouvais inchangée en moi l’enfance, redevenais l’enfant.» Comme lorsqu’on est sur le point de franchir une étape charnière, les souvenirs resurgissent de l’ombre où on les avait tapis. Pour Alain, il s’agit d’une jeunesse marquée par la maladie et par l’acrimonie, dont ses parents usaient l’un contre l’autre en toute mauvaise foi.

La fêlure du passé

Il est aussi question du trio A-B-E, que le narrateur formait au secondaire avec son cousin Édouard et leur ami Baddredine, caïd mal embouché. En apprenant que ce dernier est en couple depuis un an avec Constance, la fille qu’il aime depuis des années sans avoir été capable de le lui révéler, Alain entre dans une colère noire qui impose vengeance. Cette trahison fait figure de microcosme et incarne les humiliations subies, les chagrins engrangés. Elle est ramenée à sa conscience, défiant le héros jusqu’à cette journée de mariage, qui devait en quelque sorte racheter le mauvais karma de son adolescence. Alain comprend alors qu’on n’échappe jamais à ce qui nous a fait·es; que nous sommes sans relâche hanté·es et poursuivi·es, inexorablement rattrapé·es par ce que nous avions réussi à doubler. Le jeune époux, occupé seulement à saisir le malaise en lui, est plongé dans une confusion mentale où toute chance de réhabilitation semble nulle; où le sens s’embrouille «parce que plus rien n’a de nom, parce que tout cache sa vérité» – vérité dont le point de départ remonte aussi loin qu’à ses ancêtres chawams.

Ce thème des origines et des questions qu’il suscite est exploité et trace le filon le plus intéressant du livre. Il se développe en force au début du récit et se délite par la suite. Il déserte le chemin fructueux de l’influence des filiations, mais réapparaît au bout du compte: il ne ferme pas une boucle, mais laisse plutôt l’espace à une vision moins fataliste d’un continuum malléable au sein duquel le cours des choses dépend également de soi. Les moments d’angoisse auraient mérité d’être suivis d’un pas de recul, car lorsque le narrateur se dirige dans cette voie, par exemple à la fin, quand le père parle ouvertement de la peur à son fils, l’œuvre revêt une dimension humaine qui la grandit. La répétition de certains événements exemplifie parfaitement le mécanisme retors d’un esprit aux prises avec ses obsessions.

En fin de compte, cette tête enchevêtrée, on a confiance qu’elle s’en sorte. D’ailleurs, on se demande ce qui s’est passé auCaire, et comment Alain entrevoit désormais son rapport à la transmission maintenant qu’il est à son tour père. Une histoire qui appelle une suite.

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Alain Farah
Montréal, Le Quartanier
2021, 512 p., 32.95 $