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Une ville de papier bel et bien vivante

Une ville de papier bel et bien vivante

Avec ses nombreux personnages, son rythme inspiré des mangas et ses décors animés, Utown est une tragi-comédie socialement engagée.

Bande dessinée

Avec ses nombreux personnages, son rythme inspiré des mangas et ses décors animés, Utown est une tragi-comédie socialement engagée.

Difficile de ne pas comparer le nouvel opus de Cab à Hiver nucléaire (Front Froid, 2014-2018), la série en trois tomes qui a fait connaître l’autrice. Hiver nucléaire suit les aventures d’une livreuse dans un Montréal postapocalyptique, peuplé de mutants et condamné à un hiver éternel, alors que Utown campe une intrigue réaliste dans un quartier imaginaire qui rappelle Hochelaga. Bien que très différentes, les deux œuvres refaçonnent l’espace urbain montréalais et explorent les liens entre les membres des communautés qui l’habitent. Mais des commerces reproduits dans Hiver nucléaire – tels Schwartz’s Deli et Fairmount Bagel – aux graffitis, vidéoclubs et cafés embourgeoisés présentés dans Utown, il y a beaucoup de chemin parcouru, tant dans le dessin que dans le développement des personnages et des dialogues.

Un Hochelaga fantasmé

Utown n’est pas un quartier sécuritaire, les habitants des autres arrondissements ne s’y promènent pas volontiers la nuit. La faune locale est composée de punks, d’artistes, de drogué·es et de paumé·es, comme Sam. Jeune vingtenaire travaillant dans un vidéoclub, il évite son propriétaire (à qui il doit payer son loyer) et dessine dans ses temps libres – quand il ne fait pas la fête. Voulant encourager le talent de Sam, un de ses amis le met en contact avec Étienne, le propriétaire d’un nouveau bistro branché qui vient de prendre la place d’une vieille taverne. L’entrepreneur cherche quelqu’un qui pourra décorer les murs vides de son bar. Dénichant son premier contrat d’artiste, Sam ne sait pas comment gérer les attentes ni la pression: il vire des brosses jusqu’aux petites heures et écoute des films de série B, qu’il consomme accompagnés d’un joint ou deux.

Le protagoniste habite dans un bâtiment délabré, qui ressemble à une usine reconvertie en studios à louer – studios où vivent d’autres originaux·les, dont Josie, l’ex de Sam, qui revient dans le portrait; Edwin, un jeune adolescent qui fuit les foyers d’accueil; Eli, responsable de l’entretien du jardin communautaire; sans oublier les dealers et les voyous. Une communauté gravite autour de cette bâtisse, qui sera bientôt rasée pour faire place à de nouveaux condos. On devine que la gentrification est l’un des thèmes clés du livre, mais c’est avant tout une lettre d’amour aux quartiers défavorisés habités par des artistes et des marginaux·les. Ces excentriques font la richesse de Utown.

Une société de papier

La bande dessinée présente un groupe qui se soutient, s’entraide, se chicane, tente de survivre, et si certains des membres ne sont vus que le temps de quelques cases, ils sont loin d’être de simples stéréotypes. Tous les personnages de Cab deviennent vivants et crédibles par leurs dialogues, leur présence, leurs réactions et leurs traits. Le style de l’ouvrage, inspiré des mangas, ajoute aussi un dynamisme et un humour au drame. On distingue la signature des bandes dessinées japonaises, dont les gags reposent souvent sur un effet de rythme et sur une succession de cases, qui visent à reproduire une suite d’événements. L’exemple le plus marquant: Sam prend une gorgée de café préparé la veille, la recrache et s’essuie la bouche avec dégoût en disant «bien vu pour le café».

Les personnages sont d’un monde parallèle au nôtre, mais qu’on reconnaît. Les rues, les enseignes, les graffitis, ainsi que les titres de comics, de films et d’albums de musique ont beau être inspirés de notre toponymie et de nos œuvres (comme Toxic Terror IV, qui rappelle la série de films Toxic Avenger), ils proviennent bel et bien de l’imagination de l’autrice. Dans une culture où la référentialité à outrance est monnaie courante, il est rafraîchissant de lire un récit qui crée les siennes, d’autant plus qu’elles sont crédibles.

De même, je présume qu’on peut reconnaître des rues et des commerces d’Hochelaga dans la bande dessinée (je ne connais pas assez le coin pour le confirmer), mais le quartier de Utown a sa propre personnalité. Ainsi, bien que le livre renvoie à l’embourgeoisement qui a transformé Hochelaga au cours des dernières années, le caractère fictif de la ville le rend universel. On sait également que la gentrification est un problème complexe qui persiste dans de nombreux quartiers défavorisés. Son impact me paraît évident après que j’ai lu cet ouvrage. D’ailleurs, les premières et dernières pages nous montrent Utown avant et après la démolition du bâtiment. Elles visent vraisemblablement à nous sortir de notre torpeur, à l’instar du titre de l’œuvre qui, sur la couverture, prend la forme d’un graffiti peint par Sam – sorte de prise de parole, d’appropriation du territoire. Le regard du personnage se pose sur les lecteur·rices et semble les inviter à se réveiller, à saisir une canette. Ou du moins, à ne pas rester passif·ves.

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Article au format PDF
Cab
Montréal, Nouvelle adresse
2022, 228 p., 34.00 $