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Une vie

Roman d’apprentissage à l’envers, Rétroviseur provoque une réflexion sur le déterminisme social et arrache une destinée ordinaire à l’histoire.

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Roman

Roman d’apprentissage à l’envers, Rétroviseur provoque une réflexion sur le déterminisme social et arrache une destinée ordinaire à l’histoire.

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Carl Leblanc relève le défi de raconter le parcours d’un homme, de sa mort à sa naissance. Le livre commence alors que les proches de Michel Boudreau sont réunis pour son enterrement, en Gaspésie: le quinquagénaire a succombé à un accident de randonnée. À partir de là, nous remontons le cours de son existence, entre ambitions et échecs professionnels, amours et vie familiale. L’accent est mis sur les relations complexes du protagoniste avec son père Fabien, un être humble qui a emporté dans la démence le mystère de sa double vie.

Le romancier parvient à dépeindre Michel et son milieu par petites touches, en disséminant des indices dans de brefs chapitres. Remarquablement agencé, le récit ne donne à aucun moment une impression d’encombrement ni de redondance. Il tresse enjeux individuels et collectifs et inscrit le parcours du personnage principal dans l’histoire du Québec depuis la fin des années 1960.

Comment devient-on réactionnaire?

À bien des égards, Michel est un homme sans qualités. Fils et frère distant, époux fidèle mais sans passion, père peu engagé, il paraît très insatisfait. Il n’a pas réalisé son rêve de devenir professeur d’histoire à l’université, contrairement à sa femme et à plusieurs de ses amis. Il n’a pas su maintenir, comme d’autres, un lien fort avec sa région d’origine. Sur le tard, il réussit à publier un livre sur son père, mais le peu de retentissement de l’œuvre lui laisse un goût amer.

Ce qui caractérise le plus le personnage, ce sont ses convictions politiques. Michel est un réactionnaire, au sens strict du terme. Il réagit douloureusement aux évolutions sociales, qui le scandalisent: déclin du français, «multiculturalisme mortifère», culte de l’individu et triomphe du marché. Se percevant comme un «béluga francophone en Amérique du Nord», il est obsédé par la menace que représente pour lui l’immigration. Face à un avenir qui l’inquiète, Michel l’historien se tourne vers le passé: il voudrait conserver ce qui s’efface, y compris les traces d’une religion à laquelle il ne croit plus. Il est nostalgique d’un état de la société dont il connaît pourtant, à cause de son histoire familiale, les défauts et les failles.

La frustration du protagoniste est à la mesure de ses espoirs déçus. Il n’a pas toujours été hostile au changement: enfant, il a vécu avec ferveur l’élection du Parti québécois en 1976 et l’émotion collective provoquée par le premier référendum. Jeune adulte, il a cru de toutes ses forces à la réussite du second et a accusé, avec Jacques Parizeau, «l’argent, pis des votes ethniques». Michel appartient à une génération pour qui «le passé pèse […] plus lourd que l’avenir».

«Son passé afflue, festif et vrai»

Pourtant, il serait injuste de réduire le personnage à une vision du monde néoconservatrice. Leblanc intègre à son roman une habile mise en abyme qui invite les lecteur·rices à une réflexion plus poussée. Le livre que Michel a consacré à son père conjugue récit autobiographique et enquête sociohistorique. Tout en mettant au jour des secrets de famille, le protagoniste a fait de son père le représentant d’un peuple en voie de disparition: avec sa succession de métiers mal payés, Fabien incarne l’aliénation économique des Canadiens français. Culturellement, il est resté soumis à la religion catholique, mais aussi à l’idéologie fédéraliste.

Or, Leblanc évite les écueils auxquels s’est heurté son «personnage-auteur»: tandis que Fabien est transformé en icône, Michel demeure vivant. Le narrateur à la troisième personne de Rétroviseur conserve, face à son personnage, une salutaire distance ironique, soulignée dans les titres de chapitres, qui rappellent le roman picaresque. Par ailleurs, l’instance narrative se garde bien d’établir des liens stricts de cause à effet entre les choix de Michel et le contexte dans lequel il se trouve.

Plus encore, parce qu’il raconte la vie de son personnage à l’envers, Leblanc dégage Michel des ornières dans lesquelles il s’est enlisé. En allant vers la jeunesse, puis vers l’enfance, en ressuscitant un passé «festif et vrai», le héros nous éloigne des passions tristes, du ressentiment. Comme le suggère la citation de Platon placée à la fin du récit, il est alors «sauvé par le commencement».

Dans ce mouvement, la relation avec le père gagne en richesse et en nuance: elle mêle amour, rancunes, malentendus, admiration et attentes trahies. Et l’on garde en mémoire des scènes particulièrement puissantes et ambiguës, comme celle au cours de laquelle Michel, enfant, regarde Fabien, ivre, à la fois fort et fragile, sublime et pitoyable, se baigner dans le fleuve glacé.

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Carl Leblanc
Montréal, Boréal
2023, 32 p., 32.95 $