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Une dystopie hygiénique

Pour son premier album, Brigitte Archambault fait preuve d’audace avec une proposition résolument originale.

Bande dessinée

Pour son premier album, Brigitte Archambault fait preuve d’audace avec une proposition résolument originale.

D’abord, l’esthétique du Projet Shiatsung déconcerte. La couverture évoque un manuel scolaire de la fin des années 1980, avec ses tonalités orange et vertes, sa composition un brin psychédélique. Ensuite, la narration, entre le journal de bord d’un Robinson Crusoé moderne et le dépliant explicatif de survie en cas d’écrasement d’avion, déstabilise. En fait, l’œuvre entière dérange, notamment par la mise en place d’un univers dystopique qui revisite avec brio ce thème affectionné en science-fiction: la subordination de l’espèce humaine à une puissance technologique, ici nommée «Projet Shiatsung». Dans cet univers parallèle, une femme sans nom grandit devant un écran omniscient qui dissimule des réponses. Prenant conscience de sa condition de prisonnière, la protagoniste tente de fuir.

Brigitte Archambault plonge lectrices et lecteurs dans un récit d’anti-cipation où entrent en conflit la conscience humaine, conditionnée par une prison technologique, et les pulsions animales de la protagoniste, de plus en plus pressantes. Plus encore, la proposition artistique d’Archambault interroge les fondements des besoins humains ainsi que leurs conséquences sur les milieux de vie.

«J’ai crié aussi»

L’album commence avec la présentation, par la narratrice, de son milieu de vie, schémas à l’appui: «Me voici»; «J’habite cette maison»; «Je vis cloîtrée entre quatre murs». Du plan où elle fixe son reflet dans le miroir à celui où elle contemple des murs de briques, un appel à l’Autre est lancé. Le récit s’ouvre sur la prise de conscience de la narratrice de son besoin de franchir les limites qui lui sont imposées, elle qui vit repliée sur elle-même depuis l’enfance. L’intrigue de l’album se déploie autour de ses tentatives pour parvenir à comprendre sa place dans le monde réel, le monde extérieur à l’enceinte dans laquelle elle demeure prisonnière. Qui est à la tête de ce contrôle? Est-ce que c’est la technologie Shiatsung qui, comme Hal 900 dans 2001, l’Odyssée de l’espace (Kubrick), s’est mise à voir rouge et a trouvé le moyen de séquestrer l’humanité? Est-ce que ce sont d’autres humains qui ont pris le contrôle? Le Projet Shiatsung était-il le seul moyen de sauver l’espèce humaine des conséquences de son mode de vie destructeur? Archambault fait grimper la tension en évitant de donner des clés pour répondre à ces questions. L’autrice propose, puis érode les théories qui mèneraient vers une résolution dans le récit. Toute causalité est floutée, aucun manichéisme à l’horizon, et nous voilà plongé·e·s dans l’énigme (plus contemporaine que lointaine) que pose le Projet Shiatsung.

La prison dorée que tente de fuir la protagoniste représente un mode de vie sans écart, un individualisme exacerbé où les individus ne vivent que pour eux-mêmes, dans un relatif bien-être qui fait référence à la banlieue. Le contrôle technologique ordonne un univers où toute animalité et, du même coup, toute violence et tout comportement destructeur sont étouffés.

D’une animalité banlieusarde

Brigitte Archambault n’hésite pas à représenter la corporalité de façon brute. Sans être crues ni choquantes, les images revisitent plutôt le réalisme des documentaires animaliers. C’est d’ailleurs en en visionnant que la protagoniste se met à comprendre sa nature mammifère et que s’enclenchent ses questionnements existentiels. L’animalité de la narratrice se manifeste particulièrement lorsqu’elle parvient à entrer en contact avec un voisin dont elle ne peut comprendre le langage. Ils n’arriveront à communiquer qu’en unissant leurs corps (pour savoir comment, il faudra aller lire) dans ce décor sinistrement bucolique.

Avec une ironie sombre, l’autrice présente le mode de vie banlieusard et la structure de la famille nucléaire comme une forme d’idéal pour les personnages, idéal refusé par l’entité Shiatsung, qui intervient rapidement pour que tout revienne «à la normale». C’est donc par le prisme de l’ambiguïté que Brigitte Archambault explore le rapport de l’humain à la technologie — qui n’est pas à un paradoxe près —, mais aussi ce qui motive les sociabilités humaines. En dépit des ravages environnementaux et de la vacuité de son expérience du monde, l’humain peut-il justifier les fins de son existence?

Dans un langage graphique et une approche tout à fait différents, Le Projet Shiatsung déboussole peut-être autant que les œuvres d’un Grégoire Bouchard (Le cauchemar argenté; Terminus, la Terre). On retrouve dans le travail de ces deux bédéistes la même propension à investir les codes de la science-fiction pour créer des esthétiques particulières, voire uniques. Fraîchement arrivée dans le paysage de la bande dessinée québécoise, Brigitte Archambault détonne déjà.

Le Projet Shiatsung est assurément un nouvel ovni littéraire à découvrir. ♦

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Brigitte Archambault
Montréal, Mécanique générale
2019, 208 p., 29.95 $