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À une absente

Ne pas se taire

«L’acharnement esthétique, soutenait Julie, recouvrait le corps d’un voile de contraintes tissé par des dépenses extraordinaires d’argent et de temps, d’espoirs et de désillusions toujours surmontées par de nouveaux produits, de nouvelles techniques, retouches, interventions, qui se déposaient sur le corps en couches superposées, jusqu’à l’occulter. C’était un voile à la fois transparent et mensonger qui niait une vérité physique qu’il prétendait pourtant exposer à tout vent, qui mettait à la place de la vraie peau une peau sans failles, étanche, inaltérable, une cage.»

– Nelly Arcan, À ciel ouvert

 

Je vivais en France depuis un an ou deux, et elle y était en visite à l’occasion des Assises internationales du roman pour À ciel ouvert (Seuil, 2007). Nous étions installées sur une terrasse du Vieux Lyon en train de boire des quantités de vin pas très recommandables et elle me parlait de sa nouvelle obsession. Nous étions amies, et nous aimions tester l’une sur l’autre nos analyses sociales et littéraires, surtout lorsque nous savions qu’elles allaient nous attirer des ennuis.

Elle me parlait de la femme occidentale qui – comme une certaine femme orientale – était cachée par la burqa, disparaissait derrière sa propre exposition, son propre dénuement, son propre sexe, enfermée dans une exigence d’éternelle jeunesse, d’impudeur et d’attisement du désir masculin. Dès qu’elle cessait de tout mettre en œuvre pour être cet objet de désir entretenu par l’acharnement esthétique, dès que l’âge ne lui permettait plus de faire illusion, la femme occidentale cessait d’exister en tant que femme.

Le patron du bistro souriait de nous voir discuter avec une animation de fillettes de sujets tout sauf enfantins, incapables de nous quitter malgré la pluie qui se faisait de plus en plus insistante. Il avait fini par nous installer un parasol pour nous protéger de la flotte, et nous apporter une énième carafe de rosé, offerte par la maison.

Ce que je raconte ici se passait longtemps avant qu’il soit généralement bien vu d’aborder les livres de Nelly Arcan dans un cadre universitaire et à une époque où le milieu la snobait, sans doute à cause d’un succès commercial instantané qui semblait suspect et qui l’était, mais à mon sens pas pour les raisons que l’on imaginait. Suspect, le succès de Nelly au moment de la parution de Putain (2001) et de Folle (2004) l’était bel et bien, mais pas en raison de la qualité de ce qu’elle écrivait. Disons que les livres de Nelly faisaient les frais d’un voyeurisme typique de cette époque. (La question de savoir si la faveur dont ils jouissent désormais dans le milieu universitaire est moins suspecte reste, pour moi, entière. Mais c’est un autre sujet.)

Au moment où elle s’est mise à exposer publiquement sa théorie de la burqa de chair, j’ai eu peur pour elle. On avait encore beaucoup de mal avec les prises de position de Nelly, sa façon de ne jamais mettre de l’eau dans son vin. Il y a eu, par exemple, lors de mes passages réguliers au Québec, des soirées au cours desquelles on disait, la bouche un peu pincée, que c’était contradictoire et peu crédible, cette femme qui avait subi autant de chirurgies esthétiques, mais qui écrivait contre les stéréotypes féminins et le refus du vieillissement… Il m’arrivait de répondre que justement, personne n’était mieux placé qu’une femme comme elle pour en parler, et que d’ailleurs c’était mon amie. Ça tendait à jeter un froid.

Dans sa théorie de la burqa de chair1, la comparaison avec le monde arabe m’angoissait. Je me disais qu’on l’accuserait de se prononcer, en tant que femme occidentale, à travers le voile de l’ethnocentrisme blanc. Derrière l’acharnement esthétique occidental, il y avait, selon Nelly, la peur de l’effacement qui, dans nos sociétés, s’abat sur toute femme de plus de quarante ans. D’accord. Mais comparer cela à la burqa? Par un scrupule de fille dont la moitié des racines viennent du Maghreb, mon esprit butait sur ce nouveau défi du raisonnement arcanien. Mais Nelly ne me, ne nous laissait jamais penser confortablement. Et le fait qu’elle veuille éprouver cette théorie en particulier dans ses échanges avec moi, qui m’appelle Abdelmoumen, n’était évidemment pas anodin.

Me revient en mémoire une autre fois où Nelly et moi avions fait un de ces apéros interminables, à Montréal, alors que j’étais en vacances au Québec.

Nous étions allées loin en buvant notre rosé ce soir-là, dans un restaurant du Mile End: nous avions parlé de la responsabilité des femmes dans cette affaire de burqa de chair. De cette discussion typique de celles que nous avons eues tout au long de notre amitié, Nelly allait tirer une chronique que je n’oublierai jamais, et dans laquelle elle écrivait notamment ceci:

[C]’est arrivé hier en parlant avec Mélikah Abdelmoumen dans un cinq à sept, à deux heures du matin. […] Cette jeune auteure est la seule femme au monde, en dehors de moi peut-être, qui voit dans les magazines de mode une arme de destruction massive des femmes par les femmes, une forme de terrorisme qui reconduit, par décérébration des consommatrices qui semblent aveugles à la pédophilie ambiante des images (fillettes de 11 ans montrant leurs fesses pour une pub anticellulite de Christian Dior), le grand harem patriarcal, avec encore plus d’efficacité que les hommes2.

Le harem. Encore l’Orient pour parler de l’Occident, sous la plume d’une autrice, femme et penseuse blanche, dans le but de nous dire que notre prétention de femmes occidentales est un leurre et que nous prenons part, avec cette liberté factice dont nous nous vantons, à la construction de notre propre cage…

Des années après sa mort, à un moment où Nelly avait atteint le sommet de sa gloire (mais où, à ma grande colère et à mon grand désespoir, elle ne pouvait plus en être témoin), j’ai découvert chez deux «Orientales» des propos sur l’aliénation et l’enfermement de la femme occidentale qui trouvent un écho troublant avec la théorie de la burqa de chair de Nelly, et cette question du harem patriarcal. Dans Islam Pride. Derrière le voile, l’écrivaine tunisienne Hélé Béji écrit:

D’autres rites violents et vulgaires sont adoptés par les femmes, où elles s’exhibent comme des esclaves ruti-lantes, aussi dégradées que l’ancienne. Un exemple me paraît frappant. C’est l’usage actuel d’enfermer les femmes dans la tyrannie d’une perpétuelle jeunesse, qui les asservit davantage au sexe masculin. Les règles oppressives où la femme vieillie est contrainte au supplice de courir après le masque de sa jeunesse, pour une nouvelle chasse à l’homme, la figent cruellement en deçà d’une limite d’âge où, vaincue par le temps quand même, elle sera mise au rebut. Quelle horreur! L’homme lui-même voit défiler, en continu sur les écrans, l’appât féminin dans le mensonge d’une éternelle jeunesse, qui l’enferme dans son appétit prédateur. Il ne voit plus le féminin autrement3.

Quant à Fatima Mernissi, sociologue et écrivaine marocaine que j’évoquais dans ma première chronique à LQ, elle dit dans Le harem et l’Occident ces mots que Nelly et moi aurions pu déclamer sur toutes les terrasses du monde:

Les Occidentaux n’ont pas besoin de payer une police pour forcer les femmes à obéir, il leur suffit de faire circuler les images pour que les femmes s’esquintent à leur ressembler. Quelle importance, alors, que les vraies femmes aient eu accès à l’éducation et acquis un savoir impressionnant, si la beauté est la valeur en soi4?

Je suis devant mon écran, à écrire ceci, à relire Mernissi, Béji et Nelly, et je mesure combien mon amie, comme souvent, était douée de (clair)voyance. Et je sais combien il lui en a coûté. Et je regrette de ne pas l’avoir comprise plus tôt, de ne pas l’avoir mieux défendue, de ne pas avoir connu, du vivant de Nelly, ces autrices orientales dont j’aurais ensuite pu lui parler et qui l’auraient nourrie, qui auraient confirmé la validité de sa thèse, qu’elle aurait peut-être vues comme des consœurs dans le combat, des mères spirituelles.

À quoi ressembleraient aujourd’hui nos conversations, alors qu’à désormais quarante-huit ans, nous nous retrouverions sur une terrasse montréalaise pour parler de Béji et de Mernissi, nous rappelant combien nous avions peur de disparaître du domaine du désir occidental à trente-trois ans? À nous dire que ça y est, nous sommes disparues, mais que c’est à la fois aussi grave et moins tragique que ce que nous craignions? Que précisément grâce à l’âge, nous ne nous définissons plus forcément tant par notre existence dans le regard des autres et qu’en ce sens, être frappées d’invisibilité, exclues du grand harem patriarcal, n’a peut-être pas tant d’importance?

En discuter avec elle, et rire de colère, d’amertume et du bonheur d’être ensemble. Abdelmoumen et Arcan, parlant des correspondances entre les prisons féminines d’un monde à l’autre, et de l’hypocrisie de cette culture occidentale qui nous a vues grandir toutes les deux, et devenir femmes – son immense pré-tention, sa déroute.

Mais c’est impossible. Et les mots ne sauront jamais dire la douleur causée par ce trou qu’a creusé le départ de mon amie, et l’absence des livres qu’elle aurait écrits dans la quarantaine, la cinquantaine, la soixantaine, mais qui n’existent pas, qui n’existeront jamais ailleurs que dans mon imagination – et, peut-être, en creux, dans ce texte.

 


Mélikah Abdelmoumen est née à Chicoutimi en 1972. Elle a séjourné en France de 2005 à 2017 et vit maintenant à Montréal. Elle a signé de nombreux articles, romans, essais, récits. Son plus récent livre, Douze ans en France, paraissait en 2018. Elle est également éditrice à VLB.

  • 1. Nelly Arcan explique plus avant cette théorie dans un entretien que j’ai fait avec elle à propos d’À ciel ouvert: «Liberté, Féminité, Fatalité: cyberentretien avec Nelly Arcan», Spirale, no215, juillet-août 2007.
  • 2. Nelly Arcan, «Les mères patriarcales», Ici Montréal, 15 au 22 mars 2007.
  • 3. Hélé Béji, Islam Pride. Derrière le voile, Paris, Gallimard, 2011.
  • 4. Fatima Mernissi, Le harem et l’Occident, traduction de Marie-France Girod, Paris, Albin Michel, 2000.
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