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Un laboratoire sur l'humain

En s’appuyant sur certaines des réalisations de la compagnie Momentum, Jean-Frédéric Messier livre un essai à la fois théorique et empirique sur l’émergence d’un théâtre in situ.

Théâtre

En s’appuyant sur certaines des réalisations de la compagnie Momentum, Jean-Frédéric Messier livre un essai à la fois théorique et empirique sur l’émergence d’un théâtre in situ.

Publié à L’instant même, L’espace plein est une réécriture du mémoire que l’auteur, metteur en scène et compositeur Jean-Frédéric Messier a déposé à l’UQAM en 2015: «Je me suis inscrit au programme de maîtrise dans le but précis de rédiger un ouvrage de réflexion sur la pratique du théâtre in situ, une approche qui consiste à créer une œuvre théâtrale pour un lieu précis.» Pour illustrer son analyse de ce que les anglophones appellent le site-specific theatre, il a retenu cinq productions de Momentum: Helter Skelter (1993-1994), Cholestérol gratuit (1999), The International Montreal Sus-aux-Pauvres Rally (1999), Les Artistes naturels (1999) et La fête des Morts (2002). N’ayant pas fréquenté d’école de théâtre, se destinant plutôt à la science, Messier a pour ainsi dire une révélation lorsqu’il assiste en 1985 aux spectacles de Robert Lepage, Gilles Maheu et René-Daniel Dubois au Festival de théâtre des Amériques. En 1990, il fonde la compagnie Momentum avec Dominique Leduc, Jean Olivier et Marcel Pomerlo. Sylvie Moreau, Stéphane Demers, Céline Bonnier, François Papineau, Nathalie Claude et Stéphane Crête se sont joints au collectif dans les années qui ont suivi.

Notre association est née du désir de prendre part à une pratique artistique qui conçoit l’espace théâtral comme le territoire de tous les possibles. Le nom de notre compagnie, Momentum, reflète cette volonté de poursuivre un mouvement.

Bien qu’il n’ait dirigé qu’un seul des cinq spectacles sur lesquels s’appuie son ouvrage, Messier reconnaît la spécificité de sa posture: «Cette proximité avec mon sujet situe mon essai dans le domaine de l’auto-ethnographie, où le récit de mon expérience est employé pour examiner une pratique culturelle.» Puis il ajoute: «J’ai eu l’impression de revisiter des lieux en mémoire pour y retrouver les réflexions que j’y avais laissé traîner il y a plus de dix ans.»

Plein de libertés

«Il n’y a pas d’expérience nouvelle possible s’il n’y a pas un espace pur et vierge prêt à la recevoir», écrivait Peter Brook dans L’espace vide en 1977. Insatisfait du fameux espace «vide» du metteur en scène britannique, Messier opte plutôt pour l’espace «plein» de la création in situ, un modèle qui reconnaît que l’espace est «chargé de signification», qu’il est un «élément constituant», autrement dit qu’il n’est absolument pas neutre. Si cette formule dite «non cartésienne» n’est pas «commode», empêchant notamment de présenter le spectacle ici et là, elle apporte certainement une foule d’avantages que l’auteur énonce en détail et avec beaucoup de conviction, exemples et citations à l’appui.

Après un premier chapitre plus théorique, les deuxième et troisième parties offrent un ton plus personnel, voire narratif. Messier décrit la lente élaboration des spectacles, des étapes de création où l’improvisation occupe un rôle crucial, où l’espace, intérieur ou extérieur, sacré ou industriel, banal ou grandiose, «excite les imaginaires». On entre ainsi sur la pointe des pieds dans les forges de ce qui, avant de devenir une méthode, un mode de fonctionnement collectif éprouvé et célébré, était un geste de transgression:

[…] l’artiste qui choisit de sortir du terrain de jeu que lui accorde la société se place automatiquement en situation d’illégitimité et il n’aura plus droit aux égards, aux traitements parfois princiers auxquels il peut s’attendre dans un environnement destiné à sa pratique.

Messier précise en conclusion que le théâtre in situ «peut être utilisé pour mettre en jeu les aspects territoriaux de l’expérience humaine, sans passer par le discours. Une manière de vivre le territoire plutôt que de le dire ou l’expliquer […], une manière d’utiliser directement le langage d’un lieu, les narrations de l’espace, pour formuler la même question depuis toujours: "Qu’est-ce qu’un être humain?"».

Reconstituer l’histoire

Rigoureux et senti, soutenu par des idées et innervé par des émotions, l’ouvrage est un témoignage exceptionnel, le récit, par l’un de ses principaux acteurs, d’une aventure novatrice et inspirante, celle d’un collectif dont l’influence sur des générations de spectateurs, de critiques et de créateurs est indéniable. Pour celles et ceux qui cherchent à reconstituer l’histoire du théâtre québécois, une pratique dont l’éphémérité est à la fois la plus grande qualité et le plus grand défaut, ces pages — dont on se permettra tout de même de regretter qu’elles soient totalement privées de photographies — sont une véritable mine d’or. Sur le même sujet, on peut bien entendu lire aussi les articles, les mémoires et les thèses, ainsi que les quelques pièces publiées — celles de Jean-Frédéric Messier et de Nathalie Claude aux Herbes rouges, celles de Stéphane Crête et de Marcel Pomerlo aux Dramaturges —, mais on s’explique mal le fait qu’il n’existe pas d’ouvrage consacré aux deux décennies de créations réalisées sous la bannière de la compagnie. Après Ex Machina, Sibyllines et Ubu, ce serait certainement au tour de Momentum d’y avoir droit. ♦

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Jean-Frédéric Messier
Longueuil, L'instant même
2019, 114 p., 19.95 $