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Un gigantesque roman-poème

Un gigantesque roman-poème
Dossier

Gigantesque

Voici donc la somme: une immense phrase de 2 928 pages que Marie-Claire Blais a commencée en 1995 avec Soifs et qu’elle vient de terminer en publiant le dixième et dernier volume du cycle, Une réunion près de la mer. À toutes les dix ou vingt pages, il y a bien un point qui apparaît pour stopper cette longue coulée narrative, mais la ponctuation forte est si rare que le lecteur la remarque à peine, emporté par l’énergie et le balancement hypnotique de cette écriture sans cesse relancée comme si elle voulait épouser le rythme de la mer. On pense au roman poétique Les vagues de Virginia Woolf, cité d’ailleurs en exergue du premier volume, mais le cycle de Soifs est dix fois plus long et sa forme est si peu romanesque que la comparaison tombe d’elle-même. Aucun écrivain à ma connaissance n’a conçu un cycle de cette nature et de cette envergure, avec plus de deux cents personnages dits «principaux», selon la liste fort utile fournie dans le dernier tome. Marie-Claire Blais invente une forme sur mesure, crée une manière toute personnelle de raconter le destin de notre humanité souffrante en extrayant de chacun de ses personnages une sorte de motif musical qu’elle parvient à moduler indéfiniment et à harmoniser avec les autres voix, dirigeant ce qu’elle appelle le «chœur des misères lointaines».

On n’entre pas dans cet impressionnant roman-poème par n’importe quel bout: il n’y a qu’une porte d’entrée, et l’œuvre est à prendre en bloc, même si c’est un bloc toujours extensible. Au départ, ce devait être un triptyque, puis, portée par le mouvement de l’écriture et par la rencontre de personnages qu’on dirait sortis de nulle part, l’œuvre a accueilli tous les marginaux du monde: artistes, homosexuels, criminels, réfugiés, pauvres,etc. Le cycle s’arrête à dix volumes, mais il aurait pu continuer et l’auteure a déjà annoncé que certains personnages, comme le jeune prostitué surnommé Petites Cendres, seraient repris et développés dans des romans ultérieurs. La partie vaut moins que le tout ici: c’est l’ampleur de l’œuvre qui force l’admiration, et les lecteurs qui accepteront de s’abandonner au rythme singulier de la phrase tomberont vite sous le charme de cette prose envoûtante et apprécieront la finesse des rouages. Les lecteurs pressés ou distraits, eux, sont priés de s’abstenir. Ce roman qui fait de l’attention à autrui sa valeur cardinale exige de nous la même présence soutenue, sans quoi nous ne trouverons que le tourbillon infini de notre monde chaotique.

Un roman de la mondialisation

Le cycle exige aussi que ses lecteurs acceptent l’humanité des personnages les moins humains, tels le prêtre pervers Wrath ou encore ce jeune suprémaciste blanc qui revient comme un leitmotiv dans l’avant-dernier roman du cycle, Des chants pour Angel (2017), personnage directement inspiré de la figure tristement célèbre de Dylan Roof, auteur du massacre dans une église afro-américaine de Charleston en 2015. Dans Une réunion près de la mer, le mal est incarné par Herta Oberheuser, la seule femme parmi les accusés au procès de Nuremberg, coupable d’avoir pris part aux expérimentations médicales nazies. Le mal hante toute l’œuvre de Marie-Claire Blais, depuis La Belle Bête en 1959, où Isabelle-Marie plongeait dans l’eau bouillante le visage trop beau de son frère. Mais dans le cycle de Soifs, le mal se donne une légitimité sociale, il s’appuie sur des idéologies revendiquées par des groupes et appelle à la résistance. C’est par exemple le racisme qui scandalise l’avocate Renata dès l’ouverture de Soifs, alors qu’un Noir, condamné à tort, est exécuté dans une prison du Texas. Renata ressent dans sa chair les «vapeurs froides de l’enfer» et ne comprend pas que Claude, son mari, un juge tout ce qu’il y a de plus sérieux, ne partage pas son indignation. Plus loin dans le cycle, le mal s’exprime à travers l’homophobie qui a culminé en 2016 lors de la fusillade dans une boîte de nuit LGBT à Orlando, événement repris dans Une réunion près de la mer. Nous sommes loin du vieux Canada français des premiers livres de Marie-Claire Blais: c’est l’Amérique, c’est l’Occident, c’est le monde dans toute sa folie meurtrière qui inspire désormais la romancière.

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Tous les livres de Soifs se situent sur une île jamais nommée, semblable à Key West où vit depuis longtemps la romancière. On dirait que l’humanité entière s’est donné rendez-vous dans cet espace insulaire, ouvert sur tous les horizons. Soifs est en ce sens un roman de la mondialisation: il prend la mesure du monde actuel, d’où la démultiplication des personnages en tous genres (parmi lesquels on compte quelques animaux). Le texte cherche à habiter ce monde inhabitable, et à l’habiter de façon poétique, en s’élevant au-dessus des conflits qu’il n’évoque que pour mieux les transcender par son splendide lyrisme.

Le personnage qui résume le mieux cette vision grand-angle est sans doute l’écrivain Daniel, semblable à bien des égards à Marie-Claire Blais, lui qui n’en finit pas d’écrire une œuvre dont le titre, Les étranges années, aurait pu coiffer le cycle de Soifs. On le voit au début de la série, avec sa jeune famille, hanté par l’image de son grand-oncle abattu par les nazis en Pologne, fragilisé par la cocaïne consommée durant sa jeunesse new-yorkaise, tourmenté par la rage de son fils Augustino, qui deviendra écrivain comme lui. À la fin du cycle, Daniel est un écrivain accompli, même s’il n’a toujours pas terminé ses Étranges années. Il est invité partout, notamment, dans Une réunion au bord de la mer, à une «Grande Conférence internationale des écrivains pour la paix» en Écosse. À l’époque d’Une saison dans la vie d’Emmanuel, le lecteur se serait méfié et aurait perçu l’ironie d’un tel événement. Jean Le Maigre disait: «les gens vertueux me dégoûtent». Mais à «l’ère des tourments», on ne rigole plus. L’empathie et la foi en l’avenir valent bien plus que l’humour noir de jadis: ce sont des marques presque héroïques, l’expression d’un courage et d’une force intérieure qui ont quelque chose de miraculeux dans un monde gagné par l’indifférence et la résignation.

Réenchanter le monde par l’écriture

Daniel appartient à cette race d’individus capables de ferveur. Dans Une réunion près de la mer, il prépare pour les dix-huit ans de sa fille Mai, une énorme fête dans le Grand Hôtel de son vieil oncle Isaac qui lui enjoint de n’exclure personne de sa liste d’invités: «n’oublie personne, les uns comme les autres sont comme moi très frétillants, ne t’y trompe pas, ce sont des âmes âpres peut-être et qu’une fin rapide a désorientées, et pourquoi une fin, me diras-tu, ne te leurre pas sur leur apparence qui tente toujours de se dérober à nous, ils sont bien comme nous avec tous les défauts de leur caractère parfois peu aimable, ne les oublie pas sur ta liste, Daniel, ce sont femmes et hommes, des âmes vivantes, oui, je te le dis bien, vivantes.» Tel est aussi le mot d’ordre des romans de Marie-Claire Blais: n’oublier personne parmi ces âmes vivantes, surtout les plus «âpres».

Daniel croit profondément à la possibilité, voire à la nécessité de réenchanter le monde par l’écriture ou par l’art. Il est pourtant le contraire d’un illuminé, d’un naïf. Il passe même pour un écrivain assommant aux yeux du critique Adrien, qui lui reproche sa noirceur dès le tome inaugural de Soifs: «sans doute était-il un de ces écrivains déprimés» qui assombrissent nos journées même les plus radieuses. Mais Daniel se moque des écrivains divertissants, comme cet auteur de fiction érotique «dédaigneux de toute angoisse, qui n’écrivait que pour le plaisir de détendre les autres» qu’il croise au détour d’un festival de littérature dans Le festin au crépuscule (2015). Même si «personne ne nous lit plus», comme s’en plaint Adrien dans Aux jardins des acacias (2014), Daniel ne verse ni dans la légèreté à la mode ni dans la rage vaine de son fils Augustino. En cela, il est bien le double de Marie-Claire Blais.

La romancière a trouvé une voix unique à travers le cycle de Soifs, qui constitue assurément son œuvre la plus ambitieuse, une véritable prouesse formelle. Trouvera-t-elle ses lecteurs, malgré le scepticisme d’un personnage-phare comme Adrien? Soifs constitue un défi à la lecture, et pas seulement parce que ce cycle refuse d’être un simple divertissement, ni parce que les phrases sont interminables et qu’il y a beaucoup de personnages. Il ne s’agit pas de cela ici. Nous sommes au-delà du roman réaliste ou de l’antiroman, au-delà de la négativité moderne et de la parodie postmoderne, peut-être aussi au-delà de la fiction romanesque au sens de «programme individuel». L’œuvre de Marie-Claire Blais ne raconte ni l’histoire de Renata, ni celle du couple qu’elle forme avec Claude, ni la vie du Noir inconnu, ni celle de Daniel, ni aucune histoire singulière. Les personnages sont ici des figures d’un chœur ou d’une fresque où chacune des voix individuelles s’affirme puis se fond dans une seule et même conscience supérieure. ♦

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