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Un dîner avec Guy Rocher

L'échappée du temps
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Un intellectuel, explique Jean-Paul Sartre dans un entretien qu’il accorda pour la télévision de Radio-Canada, « a un aspect double ». En cette année 1967, Sartre précise à ses intervieweurs, Madeleine Gobeil et Claude Lanzmann, que l’intellectuel est à la fois un homme qui fait un certain travail et qui se rend compte, dans l’exercice de ce travail, de contradictions qu’il cherche à dénoncer, au nom de l’universel, mais d’abord « au nom d’une aliénation en soi et hors de soi ».

En France, ce concept d’intellectuel, que définit Sartre à sa manière, naît dans un moment d’extrême tension sociopolitique : l’affaire Dreyfus. On a du mal à imaginer à quel point l’histoire de ce colonel, pourtant innocent mais condamné par l’armée, déchire profondément la société, selon une conception linéaire de la nation censée susciter à tout prix l’adhésion. Un Émile Zola compte sur sa renommée d’écrivain pour dénoncer les abus de cette conception mythifiée de la patrie, en mettant au jour des erreurs judiciaires dont est victime Dreyfus. Zola représente dès lors la figure exemplaire de l’intellectuel, au point de mourir pour ses idées, étouffé chez lui, comme on le sait, par un imbécile qui eut la triste idée, un beau soir, de boucher la cheminée de sa maison. Zola en mourra, asphyxié.

Une caricature signée par Caran d’Ache, publiée dans Le Figaro du 13 février 1898, synthétise merveilleusement bien la tension sociale autour de l’affaire Dreyfus, ce colonel juif coupable, disent alors les nationalistes, « de par sa race même ». La caricature s’intitule Un dîner en famille. Elle est composée de deux dessins superposés, le premier représentant une famille attablée pour le dîner. Légende de ce dessin : « Surtout ! ne parlons pas de l’affaire Dreyfus ! » Sur le second, on aperçoit la même famille, sens dessus dessous, se battant autour de la table. Le texte dit : « Ils en ont parlé… »

Voir — Juger — Agir, le premier tome de la biographie de Guy Rocher écrite par Pierre Duchesne, paraît au printemps 2019, au moment même où fait rage, au Québec, un débat houleux sur la place à accorder aux symboles religieux en général, et dans le système d’éducation en particulier ; soit le pré carré qu’a étudié ce sociologue pendant plus de soixante ans.

Diner A

Le projet de loi 21, déposé par le gouvernement de François Legault, soulève les passions au point de faire songer, du moins par moments, aux tensions d’un débat de société tel que l’affaire Dreyfus. À quatre-vingt-quinze ans, porté par ce livre qui a rehaussé sa renommée médiatique, l’intellectuel Guy Rocher s’est aventuré à commenter plus d’une fois ce projet de loi, en disant, par exemple, à l’occasion d’une audience devant la Commission des institutions, qu’il n’appréhende rien de moins qu’une reconfessionnalisation de l’école publique. L’intellectuel ne s’est jamais privé, au fil de sa longue carrière, d’intervenir dans la cité. A-t-il ici raison ?

Dans ce débat passionné, à l’heure d’une obsession publique pour la question du voile musulman, on néglige vite le fait que les dispositions de cette loi concernant l’école s’attachent uniquement au réseau d’enseignement public. L’État subventionne pourtant aussi le système scolaire privé, lequel est issu et marqué, dans la majorité des cas, par ce monde religieux. Cinquante ans après la Révolution tranquille, l’État croit désormais urgent de mettre à distance, pour une partie seulement des élèves, cette scène d’un passé pourtant depuis longtemps dépassé. « Au Québec, c’est comme ça qu’on vit », clamait le premier ministre Legault pour justifier ce projet de loi, sans sembler considérer qu’une telle affirmation soulève plus de questions que de réponses quant au désir de faire coïncider État et Nation.

Au sein de cette polémique, c’est aussi la pensée de Guy Rocher qui semble instrumentalisée dans des torsions de mots où l’on confond, sous couvert de laïcité, une forme de vie sociale et une forme de gouvernement.

En matière d’éducation au Québec, le professeur Rocher a toujours été très engagé. Il a contribué, on ne cesse de le répéter, à l’édification d’un système d’éducation moderne. Il fut l’un des membres de la commission royale d’enquête sur l’enseignement pour la province de Québec, mieux connue sous le nom de Commission Parent (1963-1966), présidée par Mgr Alphonse-Marie Parent. C’est à un membre du haut clergé qu’on avait en effet confié la tâche de déterminer ce que serait, en quelque sorte, l’éducation moderne dans un cadre où l’État était enfin appelé à jouer un plus grand rôle. Jamais les auteurs de cette révolution du système d’éducation n’avaient un instant songé, comme c’est le cas aujourd’hui, que le retard historique, considérable, dans la formation des enfants tenait à l’interdiction ou non de certains signes religieux.

Diner B

La biographie de Rocher montre bien, avec un luxe de détails, ce que fut une société portée par le clergé ; une société dans laquelle un orphelin parvient à traverser les barrières des classes sociales pour se hisser, contre toute attente, au nombre des diplômés de l’Université d’Harvard. Un destin certes singulier dans les circonstances, mais qui n’a su faire oublier au sociologue qu’il est devenu à quel point une exception comme la sienne ne peut justifier un système d’éducation fondé sur l’exclusion de la plus grande partie de la population.

En chemin, au fil des pages, on croise l’histoire des sciences sociales au Québec, la figure du père Georges-Henri Lévesque, la peur du communisme, l’omniprésence de Maurice Duplessis, la place importante du sociologue américain Talcott Parsons dans le développement de la pensée plus personnelle de Rocher. Mais cet ouvrage ressemble aussi, à plusieurs égards, à une autobiographie. Sa matière première, comme on le constate vite, se fonde surtout sur de très nombreux entretiens que Pierre Duchesne a menés auprès de Rocher lui-même.

La promotion du livre s’est d’ailleurs faite en compagnie de Guy Rocher. Alerte, vif et énergique malgré son âge avancé, Rocher s’est même retrouvé, à l’occasion des différents lancements, installé à la table de signature avec Pierre Duchesne, allant jusqu’à dédicacer ce livre dont il n’est pourtant pas l’auteur, mais le sujet. Le choix de l’éditeur d’indiquer en couverture, au-dessus d’un « Guy Rocher » en lettres capitales, un curieux « par Pierre Duchesne », fait d’emblée penser à cette pratique commerciale des « autobiographies » de vedettes où l’on trouve en vérité le nom d’un rédacteur complaisant. Ce n’est absolument pas le cas ici, mais il s’agit tout de même d’une biographie très « autorisée ». Rien de mal à cela, quoiqu’il eût sans doute été heureux que le biographe, qui file sa matière selon une trame strictement chronologique, prenne une distance plus grande avec son sujet, en allant voir par exemple plus loin du côté de l’histoire de la sociologie.

Pierre Duchesne, longtemps journaliste à Radio-Canada avant de devenir ministre dans l’éphémère gouvernement de Pauline Marois, avait rédigé une imposante biographie de Jacques Parizeau, en trois tomes. Était-il nécessaire, dans le cas de Guy Rocher, de lui consacrer plus d’un fort volume ? Il est souvent plus difficile de faire court. On trouvera, en tout cas, dans ce premier tome, matière à mieux comprendre les antécédents d’une révolution si tranquille qu’elle semble parfois avoir perdu, en cours de route, le fil de ses objectifs premiers. ♦

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Pierre Duchesne
Montréal, Québec Amérique
2019, 462 p., 34.95 $