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Un château peuplé de chats

Une chambre à soi?
Thématique·s

Je suis depuis longtemps fascinée par les œuvres – picturales, littéraires, cinématographiques – qui représentent un personnage à des époques consécutives de sa vie: on voit le vieillissement en accéléré, on embrasse du regard la brièveté d’une existence sur terre, on anticipe sa propre mort. Les larmes me montent aux yeux devant les portraits d’Almerisa par Rineke Dijkstra (de 1994 à 2008, le modèle est une fillette, puis une adolescente, puis une femme tenant son bébé dans ses bras). Je suis saisie d’une grande tendresse en lisant le poème de Matt Mullican qui résume, en deux cents et quelques vers, la vie d’une femme de sa naissance à sa mort (taking care of her little sister/after gym she was very tired/burning herself while cooking). Je retiens mon souffle en visionnant la dernière itération de la Up Series, de feu Michael Apted, filmant les mêmes sujets britanniques depuis 1964 (ils avaient sept ans, ils en ont soixante-cinq).

Quand Mélikah Abdelmoumen, qui me sait des tendances matérialistes, m’a demandé d’inaugurer cette rubrique, j’ai cru qu’elle souhaitait me voir décrire les artéfacts qui composent ma panoplie. Cahier Leuchtturm 1917 à couverture souple, stylo Muji 0,25mm marine, MacBook, voilà la question réglée. Et la fameuse chambre qui ne serait qu’à moi, de quoi a-t-elle l’air? C’est une question plus complexe, car j’en ai eu plusieurs, mais surtout, j’estime qu’il est aussi important d’avoir un lieu à soi que la capacité de le quitter.

J’ai tout de même tenté de retracer la genèse de Figurine, mon plus récent livre, de me la raconter comme Apted raconterait la vie des enfants britanniques, pour voir si les conditions et lieux – mes «chambres» – dans lesquels le récit s’est développé l’auront en effet déterminé. Cela, au risque qu’on se mette à rêver du livre que je n’ai pas écrit, que d’autres circonstances auraient pu faire advenir.

Je crois justement que c’est en parlant avec un ami de la Up Series que l’idée d’un livre s’est imposée à moi. En quelle année était-ce? Cela me semble remonter à des temps immémoriaux. Nous fumions une cigarette devant le Café Romolo, auquel l’escouade de la moralité menaçait de retirer son permis d’alcool. J’y allais souvent pour travailler, flâner ou regarder les matchs de hockey. Une zone du café était surélevée et ceinte par des garde-corps: isolé du va-et-vient des clients et du personnel, on y surveillait d’un œil notre royaume.

J’imaginais un «roman par cumul de nouvelles» qui montrerait le même personnage à diverses époques de sa vie, tiens, tiens. Ce personnage serait inspiré de moi. Mais le projet posa rapidement des difficultés morales que je ne pus ou ne voulus surmonter. Pour simplifier, disons que j’arrivais à faire exister ma protagoniste dans son enfance et sa jeunesse, mais à partir d’un certain point, je devrais lui fabriquer un avenir, et cela me faisait courir le danger du performatif. Je refusais de jouer les divinatrices. Je ne voulais pas tenter le diable.

Après quelques heures à contempler l’abysse, je rentrais chez moi, dans un appartement que je partageais avec trois colocataires. Comme c’était grand, la diaspora française de l’Université de Montréal s’y réunissait régulièrement pour jouer aux Loups-Garous. Un soir, mon chat, vieux et malade, se brûla la queue sur une bougie que mes colocs avaient allumée dans le salon. Je m’emportai, leur reprochant de troubler la quiétude de ma bête agonisante avec leurs soirées. «Si tu ne tolères pas les gens, me dit l’un d’eux, tu devrais peut-être habiter seule.»
Je fus indignée, puis d’accord.

J’aurais enfin mon lieu à moi.

Je trouvai un trois et demie abordable mais minuscule; je travaillais, écrivais et mangeais à la table de cuisine, sinon au Romolo, dont je m’étais rapprochée de quelques coins de rue. Même débarrassée de mes colocs, je n’arrivais pas à dénouer l’impasse du projet initial, et je me dis qu’un peu d’argent me motiverait à trouver une solution. Je demandai une bourse au Conseil des arts. On me répondit «oui, mais», manque de fonds. J’étais sensible à l’argument.

Pour élargir le territoire de mon inspiration, je fis passer le projet de l’autofiction à l’anticipation. Dans cette version du texte, la protagoniste, n’ayant plus grand-chose à voir avec moi, était inspectrice pour les services sanitaires et rescapait neuf chats d’un immeuble insalubre (mon vieux chat était mort, le deuil le multipliait). J’envoyai une deuxième demande au Conseil des arts, duquel cette fois je reçus un «non» plus qualitatif (je ne le blâme pas).

J’eus un automne (un printemps?) très occupé par le boulot et je ne retouchai pas le texte pendant des mois. J’avançais seulement lorsqu’on m’invitait pour une fin de semaine à la campagne, question de me sortir de mon trois et demie. J’avais chaque fois à peine le temps de relire mes maigres pages et d’en charcuter la moitié. Plusieurs nouvelles idées germaient puis mouraient d’une mort lente entre ces brefs épisodes de création. Lorsque j’ouvrais le texte après une période de jachère, plus un mot ne me semblait à sa place. Je risquais de me désolidariser définitivement de mon projet. Pour attiser mon propre intérêt, je sortis l’intrigue de Montréal et la plantai dans le désert de l’Arizona, et je fis de vagues recherches sur les tempêtes solaires.

Après quelques années, j’emménageai dans un appartement plus grand où j’eus l’espace pour installer un bureau. Heureusement, car le Romolo, dont je me rapprochais encore d’un coin de rue, avait perdu sa bataille contre l’escouade de la moralité et été contraint de mettre la clé sous la porte, une tragédie.

Sans surprise, j’ignorais encore ce que les neuf chats avaient à voir avec l’Arizona. Et le fait d’avoir enfin un vrai bureau ne résolut pas l’affaire. Peut-être que c’était moi, et non l’intrigue, qu’il fallait dépayser. J’étais mûre pour des vacances. C’est durant un voyage en Italie, alors que je contemplais les douves asséchées d’un château, peuplées de centaines de chats errants, que j’eus l’idée salutaire de réduire mes ambitions. (L’ironie ne m’échappe pas.) Je la notai en ces termes dans le Leuchtturm: «Trop de chats.»

Je rentrai à Montréal, ainsi que ma protagoniste, à qui le désert américain n’avait finalement rien à offrir. Il m’apparut que la seule manière de l’amener au bout de son destin – d’un destin, quel qu’il soit – était de me forcer au sprint, c’est-à-dire de réduire le temps propice au désamour.

La forme courte était la seule voie possible. (La version publiée de Figurine, d’ailleurs, fait à peine 20 000 mots, et je tins à l’appeler «novella» plutôt que «roman», non par snobisme mais par reconnaissance pour la forme qui l’avait sauvée.) Je tuai volontiers tous mes darlings – il en restait bien peu – et huit des neuf chats avec une joie féroce. Le personnage principal me redevint plus familier, n’alla plus au-delà de mon âge, mais il prit un élan qui lui était propre. Je me souviens du moment où la proportion de pages écrites et de pages à écrire s’inversa. Des choses que je n’avais pas osé aborder au début avaient fini par faire leur chemin dans le manuscrit, et d’autres que je n’étais pas prête à exposer se retirèrent gracieusement. Je reconnus dans mon manuscrit des préoccupations qui m’avaient toujours habitée et que je retrouvais comme un billet de vingt dollars dans la poche d’un manteau au début de l’hiver. J’écrivais le livre que je pouvais écrire, mais, sans que je m’en sois rendu compte, il avait gardé la mémoire du livre que j’avais voulu écrire. «Pour aller jusqu’à toi, quel drôle de chemin il m’a fallu prendre», dit le pickpocket de Bresson.

«Combien de temps ça t’a pris?»

Après la publication, la question m’a été posée des dizaines de fois par des membres de ma famille désireux de lever le voile sur les mystères de l’écriture («Ta mère m’a dit que tu avais écrit un livre de cent pages!» s’enthousiasmait récemment tante Thérèse) et des amis qui, connaissant mon métier, s’inquiétaient de mon essoufflement cérébral («Moi, je ne pourrais pas écrire si je passais ma vie dans les textes des autres!»). Je ne sus jamais y répondre avec certitude: durant toutes ces années, j’ai à peine touché à mon stylo, il me semble.

La vie de Figurine, hors le peu qui en est dit dans cette chronique, est perdue: j’ai jeté les incarnations antérieures, ne me reste plus que le portrait final. J’espérais une continuité parfaite et mesurable entre Le début et la fin (ironiquement, c’était mon titre de travail). Tant pis. Mais l’écriture, quoique engoncée dans la contingence, demeure une alchimie du temps long, inutile de pleurer les textes mort-nés ou de guetter leurs fantômes.

Cela dit, que Figurine ait mis tant de temps à advenir, qu’elle me soit apparue dans sa forme ultime après un si long détour ne signifie pas que le temps l’ait corrompue, au contraire. Comme j’aime le répéter un peu brutalement, m’eût-on donné l’occasion de travailler sur le manuscrit à temps plein, de façon intensive et exclusive, «je me serais jetée du haut d’un pont!». Les périodes de jachère, les précieuses ellipses qui ont percé mon travail sont aussi capitales que les moments de productivité. Ces ellipses sont pleines des travaux, rencontres, projets, films et livres qui ont guidé ma main.

Certaines écrivaines exigeront la tranquillité. Un salaire. Une résidence au lac de Côme. Une aide fiscale ou ménagère. Une gardienne. Des drogues récréatives subventionnées, pourquoi pas. On pourrait aussi souhaiter davantage d’aide une fois le livre paru: un média d’État adéquatement financé qui ferait la part belle à la littérature, à toutes les littératures; des tournées de promotion généreusement rémunérées,etc. Je serais solidaire de toutes ces revendications pour mes consœurs.

Moi, il m’aura fallu la liberté, le temps de circuler dans ma vie et mes idées. Une bourse assortie d’une date de tombée m’aurait entravée. Pour renchérir sur les demandes de la marraine de cette chronique, donc, je crois qu’il faut non seulement une chambre à soi, mais une invitation à s’installer temporairement dans les chambres des autres: chalets, cafés, châteaux aux douves peuplées de chats.

 


Annie Goulet est éditrice et traductrice. Elle est l’autrice de quelques textes courts, dont Figurine (Del Busso, 2019) est le plus long et le plus récent.

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