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Travaux de l'exode

Such an admirable piece of intellectual work, as to its substance and its literary form... In fine he has humanized rather than merely popularized the story of philosophy.

- John DEWEY

Thématique·s
Collaboration spéciale en trois volets
Deuxième partie

Such an admirable piece of intellectual work, as to its substance and its literary form... In fine he has humanized rather than merely popularized the story of philosophy.

- John DEWEY

Thématique·s

C’est au début du confinement, sentant que ce printemps au temps suspendu permettrait de faire le ménage, que j’ai retrouvé dans un boîtier CD vide une petite brochure de Will Durant, Ph.D., A Guide to Spinoza, publiée par E. Haldeman-Julius, Girard, Kansas, 1923. Elle fait partie depuis longtemps de ma collection Spinoza. Achetée au Colisée du Livre. Me suis mis à lancer une recherche autour de ces pages jaunies pour apprendre que l’éditeur juif (parents venus d’Odessa) était très engagé socialement, anarchiste. Et William James Durant (aucun rapport avec l’autre W. J.) était un Canuck né à North Adams (Mass.) en 1885, de Joseph Durant, originaire d’un faubourg de Montréal, et de Marie Allors (Allard), franco-américaine. Famille de onze enfants, assez modeste. A parlé le patois canayen à la maison jusqu’à l’âge de quinze ans1. Il entre au séminaire des Jésuites au New Jersey. Bibliovore. Perd la foi, devient athée, excommunication.

Résumons dans un clip sa nouvelle vie. Il se retrouve à New York directeur de l’école Francisco Ferrer (du nom d’un anarchiste et pédagogue catalan exécuté en 1909). 1913, il épouse son étudiante de quinze ans, Chaya Kaufman, Ukrainienne juive née à Proscurov, à l’ouest de Kiev. Famille immigrante de six. Ce sera Héloïse et Abélard, mais sans la castration ni le monastère. 1914, conférences populaires au Labour Temple (classes ouvrières, syndicats, socialistes), en devient directeur; le couple fréquente Greenwich Village (bohème, faune bigarrée) autour de la fameuse Romany Marie que connaissait Chaya, surnommée Ariel 2; 1917, Ph. D.(Columbia), thèse qu’il publie sous le titre Philosophy and the Social Problem (que l’on peut lire en ligne); 1922, rencontre l’éditeur Haldeman-Julius venu l’écouter, admiratif.

Première brochure, Guide to Plato, dix autres suivent, si bien que revues et retissées ensemble, elles deviennent The Story of Philosophy (1926) et lancent les nouveaux éditeurs Simon and Schuster. Best-seller immédiat, plus de 500 000 exemplaires vendus en quatre ans. L’introduction de l’ouvrage fait appel à Nietzsche, Dostoïevski, Bacon, Thoreau et Emerson, le ton est donné. Les Américains découvriront des héros de la pensée malgré le dédain de certains «pundits» spécialistes. Prose vivace, intelligence informée, vision globale de l’histoire. Will Durant devient un «wandering scholar» national. Plusieurs débats publics avec Bertrand Russell. Or il est intéressant de remarquer que la traduction française parue en 1932 chez Payot, Vies et doctrines des philosophes, a élagué les deux derniers chapitres après le foudroyant Nietzsche: un sur les philosophes européens, l’autre sur les philo- sophes américains (Santayana, James et Dewey). Au fond, c’était là le sens même d’une translatio studii outre-Atlantique suggérée au lecteur: «Our minds will catch up with our bodies, our culture with our possessions… We too shall have our Renaissance.» Prémonitoire. Depuis trente ans, la philosophie américaine revient en force, multiforme, innervante, souvent anti-fondations et on traduit le vieux Dewey, né à Burlington, diplômé de l’université – deux heures de route de Montréal. J’ai marché un jour devant la pelouse de sa maison sur la rue South Willard, au loin le lac Champlain. «Reflection is native and constant

Je ne cacherai pas que cette étonnante aventure me parle pour au moins deux raisons: j’ai passé sept ans de ma vie sur Joseph Doutre et l’Institut canadien, qui ont lutté contre les formes insidieuses de l’ultramontanisme et l’autorité du clergé; et trente-six ans dans l’enseignement collégial, qui a été une véritable révolution sur le terrain (on ne le dira jamais assez) avec, en commun, les futurs professionnels de toutes classes sociales et même écrivains. Chapeau à Will l’impie pour son travail éducatif hors de l’université et bien avant qu’on ne gadgétise la chose, genre philo en 30 minutes, BD, T-shirts, «Action Figures» avec reliques et formules clichés,etc. L’autre raison est une question, un doute qui me semble assez terrible et que j’essaierai ici de balbutier. Grossièrement. Le jeune Canuck Durant (et sa compagne ukrainienne) affronte et bouscule une langue-culture en quelque sorte étrangère, il assimile, incarne, crée un «nouveau» mode de communication tout comme Ti Jean Kerouac the Beat, qui se précipitera sur la route et inventera une «spontaneous prose» (liée à l’oralité familière et au jazz) et, à l’autre extrémité, Grace Metalious née DeRepentigny, qui mettra en scène les secrets sexuels d’un calme bled au New Hampshire3… Si nous traversons maintenant le 45e parallèle, on peut s’interroger sur la spécificité d’une expérience philosophique en province, province dont la logique de l’enclave repose sur les reliquats de deux empires. Où ladite «ouverture sur le monde» s’exerce souvent dans une obturation sous la mythologie très locale de la cléricature. Comment alors créer un certain scandale à la fenêtre? Il faudrait dans un premier temps s’estranger de sa langue et de sa culture franco-québécoise: le français est une langue étrangère – rien de plus symptomal que les traductions françaises d’œuvres canado-américaines, la regrettée Lori Saint-Martin (disparue dans la Ville lumière) le pressentait, et je l’ai très souvent vérifié moi-même. Puis déjouer une France exotisante sans hinterland, se déniaiser de la philosophie universitaire (fondée sur le commentaire) ou approfondir les causes d’un indécrottable self-Durhamisme… Retrouvant la longue tradition des truchements et des patenteux dans la pensée vivante? Honni soit qui mal y pense. En tout cas, s’estranger pour mieux agir, explorer le non-dit, le refoulé et le conflictuel inavouable au cœur de toute épreuve philosophique UNIVERSELLE.

Ainsi se termine une petite recherche sur une voix oubliée de l’Exode. Au siècle dernier, alors que je turbinais dans mon virage géohistorique après une thèse en philosophie pure défendue à Paris-Nanterre, j’allais parfois me reposer à Smuggler’s Notch, Vermont. Contrebandier sous les nuages nomades. Avec un carnet, rêvant, réfléchissant aux moyens d’introduire idées nouvelles ou sensibilité neuve en province. Aujourd’hui je vois bien qu’il faut encore et toujours doucement apprendre à s’exodariser (avec ou sans désinvolture) au cœur même de sa passion.

 


Robert Hébert est éducateur, écrivain et philosophe expérimental. Il a publié récemment Derniers tabous (Nota Bene, 2015) et Monsieur Rhésus (Nota Bene, 2019). Pour les esprits curieux, voir Dalie Giroux et Simon Labrecque (dir.), Robert Hébert: la réception impossible, PUM, 2021.

  • 1. On lira Will et Ariel Durant, A Dual Autobiography, New York, Simon and Schuster, 1977. Il existe un site en ligne, «The Will Durant Timeline Project», où ses centaines de conférences ont été répertoriées entre1 912 et 1927 (titres, dates, lieux précis), entre autres périodes. Effet ahurissant. Une annonce d’un cycle de conférences parle de sa «long experience and a certain Gallic wit».
  • 2. C’est là qu’ils rencontrent l’écrivain britannique John Cowper Powys, qui a vécu pendant vingt-cinq ans aux États-Unis. Grand ami, volontiers païen, il dira du noble philosophe «an irony so unfaillingly sweet-tempered… Durant is the wisest of the few Frenchman I have loved» («toujours une ironie constamment adoucie… Durant est le plus sage des quelques Français que j’ai aimés», Autobiography (1934)). Le dernier chapitre de cet étonnant récit s’intitule «There’s a Mohawk in the Sky».
  • 3. J’ai consacré une page à l’autrice du best-seller national Peyton Place (1956), cf. Monsieur Rhésus, Nota Bene, 2019. Ajoutons: «– Isn’t it enough that we’ve got a whole colony of Polacks and Canucks working in the mills without letting the Greeks in?» («C’est pas assez d’avoir toute une colonie de Polacks et de Canucks travaillant dans les usines sans devoir laisser entrer les Grecs?»). Or le mari de Grace Metalious et père de ses trois enfants était d’origine grecque, comme le protagoniste du roman, nouveau directeur d’école. Décédée à l’âge de trente-neuf ans, destin tragique.
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