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À toi, pour toujours, ton Alberta

À toi, pour toujours, ton Alberta

Pièce de théâtre dramatique, Récolte, de Joëlle Préfontaine, met en scène une famille rurale de l’Alberta. Entre le français et l’anglais, l’alcool et la religion, les personnages composent tant bien que mal avec leurs démons.

Théâtre

Pièce de théâtre dramatique, Récolte, de Joëlle Préfontaine, met en scène une famille rurale de l’Alberta. Entre le français et l’anglais, l’alcool et la religion, les personnages composent tant bien que mal avec leurs démons.

Produite en 2013, Récolte connaît une nouvelle vie avec sa publication aux éditions du Blé, situées au Manitoba. L’œuvre repose sur les souvenirs de Joëlle Préfontaine, qui a grandi dans le village de Legal, en Alberta. On y découvre une famille qui souffre de l’abandon de la mère et du décès du père. La pièce est constituée de dialogues en français et en anglais, mais la langue n’y est pas un enjeu, au contraire des classiques French Town (Le Nordir, 1994), de Michel Ouellette, et Sex, Lies et les Franco-Manitobains (Blé, 1993), de Marc Prescott. L’hétérogénéité des langues dans Récolte reflète bien la situation des francophones de l’Ouest canadien. 

Religion, quand tu nous tiens

Trentenaire, Renée élève seule ses trois enfants. Selon Denis, son époux, c’est son rôle dans la famille. Pour sa part, l’homme est trop occupé à travailler, à boire et à dénigrer sa femme. Renée doit également aider son frère Ray, qui souffre d’alcoolisme. En fait, tous deux vivent avec les conséquences du départ de leur mère pendant leur adolescence. Cet abandon pèse lourd dans le cœur des enfants, maintenant adultes. À maintes reprises dans la pièce, Ray reçoit la visite de son oncle Raymond, décédé. Ce dernier tourmente son neveu au-delà de la mort et rappelle les origines de la famille, semblables à celles de nombreux·ses francophones du Canada:

Comme tes arrière-grands-parents! Y voulaient leur propre terre à travailler, alors y ont parti du Québec et sont rendus jusqu’en Alberta. Ç’a pris un an avant qu’y bâtissent le vieux shack, avant ça, y restaient dans un soddy! Une crisse de maison d’gazon! Depuis c’temps-là, on travaille comme des chiens pour produire les grains qui les nourrissent.

L’importance des traditions, du travail des ancêtres, semble toutefois un fardeau pour Ray, qui se sent prisonnier de sa vie.

À cette famille s’ajoute la cousine Jacqueline, une veuve dévote de vingt-huit ans. Elle se plaint entre autres du nouveau prêtre, qui ne parle pas bien le français (il vient du Vietnam), et du fait qu’il est de plus en plus difficile de pouvoir compter sur les services d’un homme d’Église francophone. Toute la vie de Jacqueline tourne autour de la religion, dans laquelle elle souhaite trouver son salut. La scène sept montre bien, en parallèle, le drame familial en devenir. Dans sa maison, Jacqueline récite le Je vous salue, Marie, alors que Renée, chez elle, tient un test de grossesse positif dans ses mains et entrecoupe de sacres la prière de sa cousine. On comprend que Jacqueline est une militante pro-vie et qu’elle tentera de convaincre Renée de garder ce futur quatrième enfant. C’est ainsi que l’avortement devient le nœud de l’œuvre. À première vue, ce choix semble curieux pour le critique. Qui, en 2022, dans une pièce dont l’action se déroule en 2013, mettrait en scène des personnages qui ont de la difficulté à prononcer le mot avortement?

De Dalpé à Tremblay

En découvrant l’univers de Préfontaine, les lecteur·rices relèveront certaines influences, volontaires ou non: celles de Jean Marc Dalpé et de Michel Tremblay. L’espace scénique rural de l’Ouest de Récolte rappelle celui du Chien (Prise de parole, 2003): Dalpé campait sa pièce dans un village du Nouvel-Ontario. De plus, Préfontaine utilise la même technique que celle du dramaturge franco-ontarien lorsqu’elle fait parler l’oncle Raymond, véritable fantôme du passé.

Récolte évoque surtout la monumentale À toi, pour toujours, ta Marie-Lou. En effet, les enfants adultes subissent le ressac des choix de leurs parents. À l’instar du personnage de Manon chez Tremblay, Jacqueline se réfugie dans la religion et se sent coupable. Lorsque Renée lui demande si elle est satisfaite de sa vie, elle répond que son existence est entre les mains du Seigneur. Sa cousine lui suggère de faire carrière dans la chanson, de devenir une vedette, comme Carmen dans l’œuvre de Tremblay. Même si la fin de Récolte laisse entrevoir un avenir meilleur pour Renée, qui entend sa mère chanter Lord Have Mercy, la pièce, dans son ensemble, nous présente des protagonistes brisés qui font penser à l’implacable réplique de Tremblay: «Nous autres, quand on se marie, c’est pour être tu-seuls ensemble. […] Une gang de tu-seuls ensemble, c’est ça qu’on est!»

Ainsi, entre le Montréal ouvrier des années 1960 et le milieu rural francophone albertain de 2013, il n’y a qu’un degré de séparation. Pièce surprenante, Récolte témoigne d’un monde que l’on aurait cru révolu.

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Joëlle Préfontaine
Saint-Boniface, Blé
2022, 96 p., 15.00 $