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Théâtre musical

Il ne se passe pratiquement rien dans Requiem, de Gyrir Elíasson, sinon la poursuite des heures et des jours qui s’écoulent paisiblement. Ainsi, les lecteur·rices apprennent à côtoyer l’inexorable grâce de l’inutile.

Roman

Il ne se passe pratiquement rien dans Requiem, de Gyrir Elíasson, sinon la poursuite des heures et des jours qui s’écoulent paisiblement. Ainsi, les lecteur·rices apprennent à côtoyer l’inexorable grâce de l’inutile.

C’est l’oreille tendue qu’on parcourt ce roman. Jónas, le narrateur, est à l’affût des bruits qui l’entourent et lui inspirent des lignes musicales, qu’il consigne dans un carnet. Il n’est pourtant pas compositeur de profession (plutôt publicitaire), mais il aime faire honneur aux bribes d’harmonie qui le traversent, une sorte de marotte qui, au fil du temps, semble poser un jalon dans son existence. Pour satisfaire son besoin d’élan mélodique, il s’est isolé dans le chalet appartenant à l’oncle de sa femme, dans un village coiffé de montagnes. Le calme et la solitude lui permettent de capter les sons susceptibles de contribuer à l’élaboration de son œuvre. Pour l’instant, c’est encore un brouillon, mais rien ne presse, car il n’y a aucune attente.

La poésie du grand vide

L’intérêt du récit réside justement dans cette absence de fonctionnalité, car Jónas n’a que des velléités: aucune intention réelle chez lui de faire aboutir ces notes spontanées qu’il retranscrit sur des feuilles, petites pattes d’oiseaux posées sur la portée témoignant des borborygmes du monde. Cette habitude, en fait un spasme naturel, presque irrépressible, ouvre sur plusieurs réflexions, la première étant le sens du mot «création». Si l’on voulait être exact, il faudrait parler de transposition, de rapiéçage, de manipulation, de nouvel ordonnancement des éléments, dans la mesure où nul art, palpable ou immatériel, n’est fabriqué à partir de rien. Ce qui nous rappelle que nous ne sommes que de pusillanimes êtres pris dans la globalité, mais aussi des fragments collaborant à parfaire ce tout. Fasciné par les ondes audibles, Jónas n’aspire à rien d’autre qu’à être à l’écoute, convaincu que dans le plus petit se révèle le très grand.

Sans esbroufe, l’écriture de Gyrir Elíasson s’accorde au caractère flegmatique et modeste du personnage, qui s’amuse avec dévotion de ses paysages sonores. De l’ensemble des lignes se dégagent une lenteur, une douceur jamais mielleuses; plutôt une tristesse tranquille d’où la beauté peut éclore. L’auteur manie à merveille les subtilités des langueurs de l’âme, laquelle est décuplée lorsque Jónas perd son précieux cahier, véritable climax du récit. Le seul geste à poser dans l’immédiat est d’en acheter un autre. Le protagoniste garde toujours l’espoir de retrouver celui qu’il a égaré. «Quelle serait la récompense appropriée pour un carnet à la fois inestimable et sans valeur?», se demande-t-il. En effet, que représente le prix d’une chose, sinon l’honneur et la fierté qu’on en retire, et la joie qu’elle nous procure? Le nouveau carnet laisse entrevoir d’autres moments de plénitude; sa vue évoque en même temps le regret amer du premier. Ce qui ne nous survit pas est perdu à jamais, excepté peut-être dans notre mémoire, qui par ailleurs ravive souvent les blessures. La dernière composition de Mozart, Requiem, est la seule qu’il n’a pu terminer. Comme quoi la mort n’en finit plus d’advenir.

Notre humble condition

La nature, en toile de fond, parachève le sentiment de spleen qui règne sur l’œuvre. Les sorbiers monumentaux, le brouillard, la pluie, le fjord, le vent humide, la terre battue et l’étang dessinent le décor parfait pour qu’y évolue un homme sachant que la perte est partout tangible, et que la mort, quelle que soit sa forme, ne se tient jamais loin. La relation de Jónas avec sa femme, à qui il parle sporadiquement au téléphone, s’étiole. Le propriétaire du magasin général où le protagoniste achète ses provisions meurt au cours d’un voyage. Les arêtes du temps sont sans pitié: «Ce ne sont pas de douces notes qui me tiennent éveillé, mais la cacophonie aiguë de ma vie. J’exhume dans mon esprit toutes les erreurs intolérables que j’ai commises…» L’humour apparaît tout de même à la manière d’un allié dont Jónas use avec doigté. Une ironie pas bien méchante s’insinue entre les déconvenues: elle les amenuise. Il en va d’une certaine survie. Pour le reste, on peut prendre acte au fur et à mesure; prévoir ne présente aucun avantage, puisque ce qui arrive, le bonheur comme le chagrin, saura toujours où nous trouver.

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Gyrðir Elíasson
Traduit de l'islandais par Catherine Eyjólfsson
Saguenay, La Peuplade
2022, 184 p., 21.95 $