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La poète Lisa Robertson livre un premier roman au carrefour de l’essai, du récit, de l’art poétique et de la métafiction.

Roman

La poète Lisa Robertson livre un premier roman au carrefour de l’essai, du récit, de l’art poétique et de la métafiction.

Robertson est née à Toronto, mais elle a surtout fait ses dents à Vancouver, où elle a œuvré à titre de critique d’art et de libraire avant de participer à divers collectifs d’écriture et d’arts visuels. Elle s’est mise à publier de la poésie expérimentale à partir des années 1990. Ses nombreux ouvrages, dont Cinema of the Present (Coach House Books, 2014) et Debbie: An Epic (New Star, 1997), témoignent d’une recherche linguistique viscérale, attentive à la sémiotique des objets, à la généalogie profonde des styles ainsi qu’à la métrique cachée de la prose. The Baudelaire Fractal, écrit depuis le déménagement de l’autrice en France ces dernières années, est manifestement nourri de ces sensibilités et constitue une entrée relativement accessible dans son œuvre.

La quatrième de couverture laisse entrevoir un prétexte plutôt frondeur: la narratrice Hazel Brown, poète, se réveille un jour en découvrant qu’elle est l’autrice de l’œuvre complète de Charles Baudelaire. Elle n’incarne pas une nouvelle version du poète; plutôt, la lecture du Spleen de Paris déclenche en elle le sentiment inouï d’une correspondance matérielle. Le sentiment est tout aussi invraisemblable, dit-elle, que le fait qu’elle, une fille, soit devenue poète, un jour, en 1984. Le reste du livre expose le vertige profond, à la fois euphorique et rageur, qu’elle éprouve face à ce constat. On pourrait ici s’attendre à quelque chose comme Flaubert’s Parrot, de Julian Barnes, c’est-à-dire à une intrigue flirtant avec le roman d’enquête. La réflexion de la narratrice sur Jeanne Duval, dans la seconde moitié du livre, rappelle effectivement ce genre littéraire. Il reste que Robertson s’est manifestement formée à Proust et à l’écriture féministe des années 1980. C’est peut-être ce qui permet une jonction beaucoup plus directe (et novatrice) de l’essai au récit. Dans tous les cas, l’écrivaine nous conduit à un dépassement éblouissant de son prétexte.

Recouvrements de fille

Le récit avance par vignettes, lesquelles disposent du temps qui sépare la narratrice contemporaine (ressemblant de très près à Robertson) de ses années 1980 passées en France. Survivant au rythme de ses contrats peu enthousiasmants de bonne, celle-ci loue des chambres modestes et parcourt les parcs à la recherche d’une illumination, qu’elle prenne la forme d’une rencontre sexuelle ou d’un veston contrefait: «I wanted to speak the beautiful language of my time, but without paying», affirme-t-elle d’entrée de jeu.

Le prétexte baudelairien sert de moteur à un examen minutieux de la position d’énonciation ruineuse de la fille qui vient à l’écriture par la lecture. La narratrice cerne, en lisant la fascination qu’éprouve Baudelaire pour la figure de la fille, à la fois le pendant économique de l’énonciation patriarcale et un modèle imparfait mais essentiel d’une critique des conditions matérielles de la création. La forme qu’emprunte l’argument est sibylline et lyrique, mais le propos se tient à merveille: par exemple, en évoquant le lien d’inspiration qu’établit Walter Benjamin entre l’œuvre de Baudelaire et l’espace domestique bourgeois, la narratrice remarque: «It seemed to me that what Benjamin really pined for was the grotesque invisibility of the female work that maintained this mirage, whether purchased or married. I had fled that contract. The places I stayed in were not very clean, and that was fine.» La dévoration symbolique de la fille, conjuguée à son expulsion matérielle de la parole, consoliderait donc une assimilation à grande échelle du féminin aux lieux mêmes où celui-ci côtoie le pouvoir: «[The girl] goes unrecognized […] because [her] frame’s been suppressed: her song is enunciation’s ruin.»

La voie fractale

La narratrice se voit donc tiraillée entre l’objectification et la disparition. Quelle voie d’accès à l’écriture peut bien demeurer pour celle qui reste fille, étant donné que sa parole doit passer par cette forme indélébile de l’expérience qu’est la première personne, historiquement régie par le sexisme? Peut-être que la réponse réside dans le plein accueil du paradoxe de la conscience de la langue, qui laisserait proliférer cette critique de l’expérience: «To augment would be my work — to add the life of a girl without subtracting anything else from the composition, and then to watch the center dissolve.» Enfin, pour Hazel Brown, cette attitude engendre une continuité de l’expérience avec le style: «What I had learned about borrowed rooms, wandering, and the receptivity of strangeness now shaped my sentences.»

Ce dernier livre de Robertson est doté d’un style mouvant, infiniment sensible aux paradoxes qui joignent l’empêchement d’écrire à la lueur de sa possibilité. L’appétit de liberté qu’il traduit magnifie toute la portée de son accomplissement.

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Lisa Robertson
Toronto, Coach House Books
2020, 160 p., 22.95 $