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Sur l’idée du Christ chevauchant un dinosaure

Sur l’idée du Christ chevauchant un dinosaure
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Le pamphlet cinématographique de Gilles Groulx 24 heures ou plus (1973) aborde 56 sujets différents. «Ce film est un suspense, car son dénouement dépend de nous tous», explique d’emblée le réalisateur, au début du long métrage. L’un des 56 sujets traités dans cette réflexion sur l’état du Québec, qui fut frappée d’un interdit de parution par l’ONF de 1973 à 1977, est une séquence tournée lors d’un lancement de la revue Recherches amérindiennes au Québec.

Arrêt sur l’image. Gros plan sur le visage d’un homme. Texte: «Cet homme n’a pas été entendu depuis 250 ans. Le moment est venu maintenant pour les Amérindiens de parler et pour les autres d’écouter.» Dans le plan suivant, Groulx capte une conversation entre le cinéaste Pierre Perrault et un étudiant cri, à qui celui-là demande s’il trouve que sa langue est un meilleur outil que l’anglais pour se faire comprendre, pour dire ce qu’il a à dire, à Montréal; pour parler d’art, par exemple. Point n’est besoin de sous-titres pour lire dans les yeux du jeune homme: «On est aussi capables d’être précis. Come on, Perrault.»

En 1976, un an avant que l’interdit ne soit levé, An Antane Kapesh, une Innue qui avait été chef de la bande de Schefferville (Matimekosh) de 1965 à 1967, faisait paraître chez Leméac le récit Je suis une maudite sauvagesse/Eukuan nin matshimanitu innu-iskueu. Kapesh devenait ainsi la première femme autochtone au Canada à publier un livre en français.

Avec son titre provocant, l’ouvrage répondait à un impératif que résume Maurizio Gatti, dans Être écrivain amérindien au Québec (2006):

En 1969, quand le gouvernement fédéral a publié le Livre blanc qui proposait l’abolition du statut d’Indien et, par conséquent, l’assimilation définitive aux Canadiens, les Amérindiens, pour exprimer leur refus et préserver leurs spécificités culturelles, ont utilisé un langage écrit qui ne leur était pas propre, mais qui leur permettait de joindre un grand nombre de personnes […].

Publié en édition bilingue innu-français, le récit de Kapesh est à inclure parmi les œuvres d’une première génération d’auteurs amérindiens pour qui «le temps [n’était] pas aux tergiversations intellectuelles et métaphysiques», comme l’écrivait Diane Boudreau dans Liberté en 1991, précisant qu’il s’agissait pour eux de survivre avant tout.

Une littérature née dans l’urgence, donc, et qui mérite peut-être à ce titre une considération à l’aune d’autre chose qu’une lecture eurocentrique reprenant les codes canoniques des genres littéraires, comme le signale en entrevue Marie-Ève Bradette, doctorante en littérature comparée à l’Université de Montréal, spécialiste des écritures autochtones contemporaines.

Selon Bradette, il faut comprendre qu’An Antane Kapesh, avec Bernard Assiniwi à la même époque, eut une influence décisive sur l’émergence de pratiques d’écriture propres aux littératures amérindiennes. Les écrivains autochtones actuels se revendiqueraient de cette filiation, mais également de ce qui la précède, de la transmission orale des récits.

Qui parle de qui?

«Dans mon livre, il n’y a pas de parole de Blanc. Quand j’ai songé à écrire pour me défendre et pour défendre la culture de mes enfants, j’ai d’abord bien réfléchi, car je savais qu’il ne fait pas partie de ma culture d’écrire […].», affirme Kapesh dans sa préface. Tout en abordant une multitude d’institutions et de symboles hérités de la colonisation (le garde-chasse, l’hôtel, l’alcool,etc.), à travers son écriture subjective, l’auteure fait aussi parler le colonisateur. À la manière d’un ventriloque, elle lui met dans la bouche les non-dits derrière les traités. Dans un ouvrage subséquent, le conte Qu’as-tu fait de mon pays (1979), Kapesh utilisera d’ailleurs le mot Kauitenitakushit (expression traduite par «polichinelles») pour parler du «Blanc».

Ce que l’écrivaine entend par «Blanc» doit être compris au-delà d’un critère ethnique. La chercheuse Amélie-Anne Mailhot arguait à ce sujet dans la revue scientifique Recherches féministes que: «pour l’auteure, «Blanc» désigne une catégorie politique». Selon Mailhot, la tentation pourrait être grande de remplacer «Blanc» par «Canadien», «EuroCanadien», «Occidental» ou «Allochtone», mais elle est d’avis que ces termes, s’ils peuvent la recouper, n’englobent pas ladite catégorie. «Blanc» semble plutôt désigner une manière spécifique d’habiter le territoire. Quelque chose qui dépasse même le lien social; c’est l’homme-prospecteur, celui dont le cœur est coulé dans l’or des fous.

Cette conception était reprise par l’historien de l’art Guy Sioui Durand, qui notait, à l’été 2017 dans Spirale, que: «Les notions de propriété privée et de frontière, sous la forme d’État, de compagnies, d’individualisme et de paysages […] viennent avec le Blanc.» Un terme se référant au capitaliste, expliquait-il, en s’appuyant sur les travaux du sociologue Jean-Jacques Simard.

La romance de la tragédie

La prise de parole inaugurée par le récit d’An Antane Kapesh trouve un écho jusque chez la romancière innue Naomi Fontaine. Son plus récent livre, Manikanetish (2017), consacre cette filiation par une longue citation de la pionnière décédée en 2004, placée en exergue du texte.

Chez Fontaine, le récit de soi est prétexte à céder la parole aux plus vulnérables au sein des communautés: les jeunes (femmes, surtout). Les questionnements, les réflexions et les doutes qui habitent les étudiants d’une classe de la réserve d’Uashat, près de Sept-Îles, servent ainsi à dresser un portrait profondément humain et antimonolithique de la vie dans celle-ci, à des lieues du misérabilisme.

Fontaine aurait frappé un grand coup, n’eût été l’histoire d’amour sans aplomb servant de béquille au récit. Le tout doublé d’une morale encombrante qui laisse dépasser le jupon d’un problème ontologique décelable chez la narratrice. Comment un esprit si aiguisé face à la lumineuse complexité de l’autre peut-il rater le coche à ce point lorsqu’il s’agit de réfléchir, selon les mêmes termes, à sa propre expérience? La contradiction et l’inégalité du ton laissent croire que le dispositif narratif est déréglé.

Au-delà de la désarmante simplicité de certaines introspections (Au hasard: cette promesse faite au Créateur de ne pas se faire avorter, expliquée comme si cela allait de soi, ou encore des lieux communs de la croissance personnelle, comme «Parce que l’humain est beau lorsqu’il choisit la vie»), la manière dont l’auteure «documente» les jeunes sans tomber dans le pathos est ce par quoi la littérarité du texte advient véritablement.

Cette ambition de sujéifier les élèves, de leur conférer de la profondeur et une psyché complexe, incarne tout le contraire de l’entreprise coloniale, et du traitement manichéen de la réalité dont le romantisme malsain du western hollywoodien fut longtemps l’emblème. Un romantisme à l’image de cette tournure, «territoire autochtone non cédé», que des politiciens tous azimuts reprennent ces temps-ci. Comme si cette forme d’homéopathie rhétorique était dotée d’une fonction magique du langage nous dispensant d’agir réellement pour prendre acte des conséquences d’un passé pas si lointain. C’est le nouveau b.a.-ba des relations publiques.

La décimation des peuples autochtones en est venue pour plusieurs à leur conférer un caractère mythique et muséal, comme ces reconstitutions grandeur nature de dinosaures. Ceux qui avaient les outils pour répandre le mythe en ont profité. «Quand la légende devient un fait, nous publions la légende», expliquait un personnage de John Ford. En retirant la parole aux Premières Nations d’un bout à l’autre du continent, on a fait coïncider deux choses apparemment incompatibles: créationnisme et évolution; c’est l’idée du Christ à dos de tyrannosaure. Ou simplement le cours de l’histoire, lorsqu’on est du bon côté de celle-ci.

Alors que je tape ces lignes, je reviens du Native North America Gathering, à Ottawa, où le spectacle fut assombri par l’annonce du verdict de non-culpabilité prononcé à l’égard du meurtrier de Colten Boushie. En y réfléchissant, je me demande encore si Gilles Groulx avait raison: «Ce film est un suspense, car son dénouement dépend de nous tous.» ♦

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Naomi Fontaine
Montréal, Mémoire d’encrier
2017, 150 p., 19.95 $