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Sur le terrain

Dans un monde qui fait fi des nationalismes et des ethnicités, ce livre nous rappelle la trame complexe de l’Histoire et les subtilités de ce qui fait un pays.

Essai

Dans un monde qui fait fi des nationalismes et des ethnicités, ce livre nous rappelle la trame complexe de l’Histoire et les subtilités de ce qui fait un pays.

On est touché d’abord par l’honnêteté d’un propos situé dans le ton du journalisme personnel:

Couvrir un pays, ce n’est pas que traverser un territoire, suivre les pas d’un guide, vivre en apesanteur les yeux accrochés à l’horizon [...]. C’est s’installer dans le quotidien, prendre nos habitudes chez le barbier, avoir peur pour notre enfant, comme les autres parents, lorsque les bombes se mettent à parler.

L’auteur s’efforce d’être partie prenante du terrain qu’il habite, plutôt que de s’en faire le juge à distance. Il continue:

C’est à la fois un mariage arrangé et une rupture programmée. L’amour naît prudemment et va croissant. On tombe amoureux du pays, de ses habitants, de ceux qui ont accepté de nous livrer un pan de leur vie, de nos amis qui ont appris à voir à nos yeux aveugles. Et un matin, on doit repartir, le cœur en berne.

C’est grâce à ce point de vue de terrain que Guillaume Lavallée accomplit son véritable travail d’enquête et de réflexion — non de reconduction d’idées toutes faites souvent inconscientes de leur xénophobie latente. Le livre, passionnant, fort bien écrit, nous fait découvrir les multiples visages du Pakistan, pays enclavé entre l’Iran et l’Afghanistan, l’Inde et la Chine, mal connu, voire incompris, bien que le terrain d’enjeux très actuels auxquels nous prenons part et dont nous aurions tort de croire qu’ils se déroulent seulement au loin. «La “drone de guerre”, c’est l’histoire du Pakistan après l’invasion occidentale de l’Afghanistan.»

À l’échelle in/humaine

Lucide et limpide, courageux et honnête, le livre nous fait partager une compréhension informée et réelle, sans prendre parti ni dessiner de camps des bons et des méchants. Il montrerait plutôt que chacun fait de son mieux pour défendre ce qu’il croit juste — et c’est cela sans doute le vrai terrain, celui du journalisme comme celui réel de la guerre: cette rencontre au sol, dans le frottement du quotidien, entre des idées, des intérêts, des valeurs, rencontre qui s’efforce de faire la part entre l’affrontement et la confrontation; voire qui pourrait parfois, grâce à la confrontation consentie avec l’autre, éviter l’affrontement.

Le jeu de mots du titre suggère au contraire un nouveau paradigme dans la façon de mener la guerre. Autrefois dans un corps à corps (du moins pour ceux des premières lignes),
elle se caractériserait aujourd’hui par l’évitement non seulement de l’ennemi mais du terrain, par les frappes dites «chirurgicales» des drones américains. De cette expression d’ailleurs, dont raffolent comme de tout néologisme vaguement technique des médias peu critiques, on peut se demander si elle est à entendre littéralement, selon l’étymologie grecque du mot chirurgie — «partie de la medecine dont le but est la guerison par le seul usage des mains» d’après le professeur d’anatomie Jean-Guy Passagia —, puisque cette guerre nouvelle ne nécessite, calé «confortablement dans le fauteuil de l’époque», que d’appuyer sur un bouton; ou s’il faut au contraire la recevoir avec beaucoup d’ironie, puisque la frappe par drone, censée ôter de ce monde le seul agent visé, tend en réalité à s’étendre aux civils alentour.

Le Pakistan en étau

Or, d’après les propos de l’auteur:

[Les] zones tribales pakistanaises ont été les régions les plus bombardées au monde par ces oiseaux de feu. Elles sont devenues au cours de la dernière décennie un véritable laboratoire des guerres nouvelles, entre des kamikazes prêts à mourir et des hommes pressés de sous-traiter la mort à des machines, de mener la guerre à distance sur leurs armures volantes. Le glas de l’honneur au combat...

Placé de par sa mélancolique citation en exergue sous l’égide du Churchill de La guerre du Malakand, et donc d’un des multiples épisodes militaires internationaux connus par le Pakistan, le propos de Guillaume Lavallée nous fait prendre de la hauteur critique en nous conduisant à reconsidérer l’histoire des partitions et redistributions territoriales, des alliances forcées, des enjeux communautaires locaux — parfois incompatibles mais de toute façon méprisés par les puissances étrangères —, d’une région que nous jugeons explosive, mais dont il montre qu’elle est surtout le terrain des feux croisés d’ingérences occidentales répétées, guidées par leurs seuls intérêts contradictoires et changeants. ♦

Auteur·e·s
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Article au format PDF
Guillaume Lavallée
Montréal, Boréal
Essais et documents
2017, 208 p., 22.95 $