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Sucer les pistes

Annie Lafleur signe un quatrième recueil de poèmes, son plus accessible à ce jour.
Finaliste au Prix des libraires 2017, Bec-de-lièvre est un livre d’une sensualité impassible, qui oscille entre mémoire et perte.

Poésie

Annie Lafleur signe un quatrième recueil de poèmes, son plus accessible à ce jour.
Finaliste au Prix des libraires 2017, Bec-de-lièvre est un livre d’une sensualité impassible, qui oscille entre mémoire et perte.

Bec-de-lièvre s’ouvre sur un départ, une odyssée, une mise à mort: «on a tout jeté au feu / déchiré nos ceintures mangé les baies / escaladé une butte perdu un rein / […] / on a gravé nos noms le jour l’année / zippé nos manteaux / on a sauté.»

Plus que jamais, on pourra s’aventurer en profondeur dans l’œuvre de Lafleur sans tout à fait perdre nos repères magnétiques à travers cette stupéfiante forêt de poèmes. On suivra sans trop de peine ces pièces soignées, au rythme impeccable, posées comme des signes fascinants sur le sol et dans les airs. Seuls les motifs de départ et le point d’arrivée nous resteront inconnus; il faudra l’accepter, de même qu’on ne choisit pas à quoi l’on rêve, ni à quoi l’on rêve souvent.

Les poèmes de Bec-de-lièvre sont d’une sensualité trouble et font briller un éros un brin macabre que n’aurait pas détesté une Mimi Parent, dont la cravate et le fouet, objets et fétiches surréalistes faits de cheveux (des œuvres de 1959 et 1996), me reviennent. Les images, charnelles, animales, s’échangent et s’entremêlent comme dans les jeux de ficelles à quatre mains dont les fillettes raffolaient durant mon enfance. Elles tissent au sein du livre un canevas d’indices-désirs, de scènes originelles et de communautés de chairs, comme chez Bataille, cette fois.

À propos de fillettes, dès les premiers textes, les souvenirs d’enfance ont un je-ne-sais-quoi de dérangeant mais d’extrêmement attirant. Une enfant y semble laissée terriblement seule avec une faune fondamentalement pas de son âge. Et puis, on se souvient: Bec-de-lièvre. Et me revient du même souffle toute l’ambiguïté de mes réactions physiques lorsque j’ai découvert, adolescent, l’infâme amie des jumeaux du Grand cahier d’Agota Kristof.

On entre ici dans une sexualité oblique, qui nous oblige à nous attacher à des affects contradictoires, de ceux qui nous réveillent dans l’excitation et la honte: «comme l’amour vu / par la serrure / craque une allumette / un doigt brun / un doigt jaune». Il y a les gorges, les lèvres, le nez, le visage. Les morceaux, les animaux, le poil. Tout ça hisse, sort, coupe, ouvre, ça attire, en somme, puis ça déplace les objets qui nous attirent.

Des stigmates et des sourires

On avance au-devant de ces textes comme si des morceaux de corps nous appelaient, nous taquinaient de leurs répétitions expertement dosées, nous invitaient au cœur de scènes où la distinction entre victime et bourreau s’estompe, où l’on n’est plus sûr, en définitive, s’il y a victime, s’il y a bourreau: «C’est sa chemise elle s’ouvre vis par vis / la sorte de fille pas vraiment souple / son odeur de paille sous l’œuf / elle secoue la tête / quand la bête s’évanouit / à la percée de l’anneau.»

Approchant de la fin, on découvre certains poèmes avec l’impression de les connaître déjà, d’y avoir été préparé. Les scènes se rejouent, se précisent, peut-être. Si chaque poème semble posséder son mystère, c’est en les enfilant qu’on voit se dessiner des enjeux plus nets, et violents. Aussi faut-il les suivre sans en rompre les mailles invisibles, comme on suce la moelle hors d’un os.

Toujours selon une logique du glissement, on distinguera mal le tu du elle, entremêlés dans une même ambivalence consubstantielle. L’identité du sujet se diffracte, change de centre. Un ça / moi / soi s’externalise par à-coups, jusqu’à ce qu’un je se dresse, sauvage, devant «la marche des animaux en lisière du monde». La colère gronde, des choses cassent, une revanche arrive: «je remue les veines», «je cible ta peau», «les digues éclatent / en vieux sang». On invoque la coupure, l’amputation: «ne viens plus / dans ma gorge / casser les branches». C’est dit.

On ne se risquera pas à nommer ce qui pourrait se cacher dans ce «premier noir» de «l’ancien toi qui dure», ce n’est pas nécessaire. C’est bien là. On a tous quelque chose dans la gorge, qui s’enfuit comme ça peut, et qu’on nommera croque-mitaine ou amulette, c’est selon.

La forêt perd le lièvre / je tournoie je l’avale / les mains sur la bouche / la blancheur prend fin / serre le cou serre-le fort/ fourrure dans la voix / je recouds ses habits / un monstre une poupée.

Certains stigmates passent pour des sourires. ♦

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Annie Lafleur
Montréal, Le Quartanier
2016, 64 p., 15.95 $