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S’inventer en dépit des anges de la perdition

S’inventer en dépit des anges de la perdition

Il faut un œil exercé, un cœur tendre et une âme particulièrement résiliente pour déceler la poésie cachée entre les maisons de passe et les crackhouses de la Main. La nouvelle traduction de son premier roman couronne Heather O’Neill reine des royaumes malfamés montréalais.

Traduction

Il faut un œil exercé, un cœur tendre et une âme particulièrement résiliente pour déceler la poésie cachée entre les maisons de passe et les crackhouses de la Main. La nouvelle traduction de son premier roman couronne Heather O’Neill reine des royaumes malfamés montréalais.

En 2008, La ballade de Baby parvenait pour la première fois au lectorat francophone dans une traduction des éditions 10/18 et dans une langue bien éloignée de celles que l’on entend de part et d’autre du boulevard Saint-Laurent. Quand les éditions Alto ont décidé, en 2017, de rapprocher les deux solitudes en proposant la première version française de La vie rêvée des grille-pain, ils ont fait appel au lyrisme de Dominique Fortier et à son sens de l’image inattendue. C’était une formidable intuition, dont on a pu valider la prégnance avec Hôtel Lonely Hearts (2018), Mademoiselle Samedi soir (2019) et, cette année, avec La ballade de Baby, dans lequel Fortier a restitué l’authenticité de la voix de l’autrice anglo-montréalaise. Le ton est si juste que l’œuvre entière de la romancière semble avoir été écrite directement en québécois, la compréhension entre les différents référents culturels coulant comme d’une même source.

Sur la route des familles d’accueil

Mais revenons à cette belle ballade à briser les cœurs les plus endurcis. Il y a quelque chose qui tient du journal d’adolescence dans ce récit à la première personne, n’en déplaise au père à la sagesse douteuse de l’écrivaine, qui lui avait recommandé de «ne jamais [en] tenir […] parce que ce qu’on écrivait dans un journal finissait par être utilisé contre nous en cour». Douze autres perles de sagesse du même acabit ont d’ailleurs été réunies par l’autrice et ajoutées en fin d’ouvrage sous le titre Sagesse de l’absurde.

Jeune fille de treize ans, Baby a plusieurs fois maille à partir avec les services sociaux. Elle est constamment «barouettée» entre les piaules décrépites de son père, qui souffre d’une dépendance fluctuante au «lait au chocolat», nom inoffensif pour une redoutable substance aux propriétés autodestructrices: l’héroïne. «Père-enfant» monoparental, Jules s’acquitte au mieux de ses capacités de son rôle, lorsque sa volonté surpasse le mal-être profond qui l’habite. Quand les rechutes surviennent, Baby doit emporter ses maigres possessions, faire son baluchon et reprendre la route ardue des familles d’accueil, qu’elles soient institutionnelles ou improvisées à partir des relations du paternel. Fantasque, dotée d’une imagination singulière qui agit comme un mécanisme de survie, l’adolescente rencontre de nombreux autres jeunes rescapés s’efforçant de vivre dans un monde qui ne leur a laissé aucune chance. Les originaux, les laissés-pour-compte et les éclopés constituent la faune esseulée de ce Montréal démuni dont on détourne les yeux en le croisant: on lui préfère les couleurs bigarrées des demeures anciennes qui ont pourtant pignon sur les mêmes rues.

Il y a des anges gardiens qui font un très mauvais travail. On leur a assigné un poste dans les quartiers pauvres où les autres anges refusent de mettre les pieds. Chaque jeune délinquant possède un de ces anges minables qui se font un point d’honneur de tirer le pire de toutes les situations. Ces anges adorent quand les gens se trompent ou quand ils prennent des risques.

La pesanteur de la grâce

Même si cette ballade rappelle souvent la complainte, qu’elle n’emprunte que la direction du bas, que la descente est particulièrement abrupte et que la poésie ne parvient pas tout à fait à atténuer l’horreur de la prostitution juvénile et de la toxicomanie, c’est la beauté qui balise ce chemin de larmes et de rêves brisés. Lorsqu’on croit que l’innocence a été assassinée, elle rejaillit, ressuscitée au contact du jeune Xavier, avec qui Baby connaît son premier amour, celui des tâtonnements et des baisers interminables. Maigre consolation, puisque l’ombre continue de planer au-dessus de Baby et de ses compagnons d’infortune, toujours pourchassés par le sort, incapables de s’extraire de leur condition. L’effort surhumain que doivent déployer les «transclasses» pour non pas se réinventer, mais bien s’inventer (en l’absence de modèles valables) prend ici tout son sens. La ballade de Baby abonde d’ailleurs en réflexions éclectiques, souvent aussi étonnantes que justes. On comprend pourquoi ce livre est devenu presque instantanément un classique dans le monde des lettres canadiennes. Le sujet a beau être à cœur fendre, et la fatalité, enrageante, c’est bien la plume magicienne d’O’Neill qui nous fait dire avec elle, et à la suite de Georges Bernanos: «Tout est grâce.»

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Heather O'Neill
Traduit de l’anglais par Dominique Fortier
Québec, Alto
2020, 496 p., 29.95 $