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Sitka prolonge l’œuvre romanesque de Gabrielle Filteau-Chiba tout en ouvrant des perspectives vers d’autres expérimentations littéraires.

Nouvelle

Sitka prolonge l’œuvre romanesque de Gabrielle Filteau-Chiba tout en ouvrant des perspectives vers d’autres expérimentations littéraires.

Autrice de trois romans remarqués (Encabanée, Sauvagines et Bivouac) et d’un recueil de poèmes (La forêt barbelée) aux éditions XYZ, Gabrielle Filteau-Chiba publie la nouvelle Sitka à la même enseigne. Ce texte s’inscrit dans la collection «Draisine», qui affiche une ligne éditoriale singulière: elle rassemble des «fictions courtes», des «nouvelles autonomes s’inscrivant dans le sillage d’un roman – ou ouvrant la voie à une œuvre à venir».

Même si l’ouvrage n’est pas directement lié à l’intrigue de la trilogie qui le précède, celles et ceux qui ont aimé les romans de Filteau-Chiba retrouveront ici des figures bien connues. Sitka, la chienne-louve qui donne son nom au récit, rappelle Coyote, l’animal qui accompagne Raphaëlle tout au long de Sauvagines et de Bivouac, et l’on apercevra, à la fin de la nouvelle, une jeune femme rousse, encabanée dans le Haut-Pays, que l’on sera tenté·e d’identifier à l’héroïne Anouk Baumstark. Au-delà de ces allusions, on reconnaîtra également les préoccupations écologiques de l’écrivaine: exaltation de la nature sauvage, dénonciation des déprédations humaines, quête d’une réaction collective et solidaire. Enfin, l’écriture demeure sensible, voire sensuelle: elle évoque les paysages avec un vocabulaire précis, amoureux, et des élans parfois lyriques. On le constate dès le premier chapitre, situé sur l’île Baranof:

Ils iront marcher près des sources thermales, respirer la médecine marine, longer le sentier de planches torréfiées par le soleil. Voir si sur la berge pacifique, plongée dans la brume, il y a des cerfs à queue noire qui broutent, tandis qu’au loin, les baleines veillent en bâillant fort, telles des déesses régnant sur cette baie de soif et de recommencements.

Une «nouvelle galopante»

L’un des aspects surprenants de cette nouvelle est que l’autrice explore, malgré la brièveté du texte, un territoire beaucoup plus vaste que celui de sa trilogie, qui se situait principalement près de Kamouraska, avec quelques échappées vers la Gaspésie. L’intrigue de Sitka se déroule à travers le Canada, d’un océan à l’autre, puisque le récit progresse au rythme des tribulations de la chienne, du sud-est de l’Alaska jusqu’aux forêts d’épinettes du Bas-Saint-Laurent, en passant par la Colombie-Britannique, l’Alberta, les Prairies, l’Ontario et les Appalaches. C’est que Sitka connaît bien des (més)aventures: enlevée à sa famille d’origine pour devenir une femelle reproductrice, elle fuit grâce à une meute de loups, est recueillie dans un refuge à Vanderhoof, adoptée par un cueilleur de champignons, s’enfuit de nouveau, traverse le continent et rejoint l’est du Québec.

Comme le promet le sous-titre (nouvelle galopante), les lecteur·rices sont entraîné·es dans une course fiévreuse, d’autant plus qu’ils et elles accompagnent aussi une femme, Irène, qui suit une direction inverse à celle de Sitka. Originaire du Québec, Irène prend un beau jour le train transcanadien pour échapper à son mari violent. Elle est employée comme bibliothécaire à Vanderhoof, avant de s’engager dans un refuge pour animaux, où elle prendra soin, un temps, de la chienne-louve.

Questions de narration

L’œuvre soulève certaines questions narratives, qui peuvent être autant de pistes stimulantes. Parmi elles, le parallélisme entre Sitka et Irène: toutes deux tentent d’échapper aux «prédateurs» humains, surmontent des épreuves et parviennent à une forme de résilience par l’invention de soi. Indice révélateur de cette nécessaire métamorphose: les personnages changent de nom au cours du récit. Irène, détruite par un conjoint abusif, se transforme en Irene, sans accent, une femme sûre d’elle, respectée et impliquée dans sa communauté. Sitka, elle, perd le nom donné par son premier maître pour devenir, successivement, Joy, puis Shadow. Mais, alors que le parcours de l’animal est développé tout au long de la nouvelle, celui de l’humain n’est évoqué que dans deux courts chapitres. On aimerait en savoir davantage sur cette protagoniste, et que le parallèle soit plus qu’esquissé.

Intéressante aussi est la question du point de vue. On peut apprécier le choix de la troisième personne du singulier, qui rompt avec l’écriture au «je» des trois autres œuvres et permet plus de distance avec les personnages. Cela dit, la focalisation demeure subjective, la narration donnant accès aux sensations et aux réflexions de Sitka comme à celles d’Irène. Cette position est particulièrement problématique dans le cas de la chienne-louve, car le texte rend compte d’une subjectivité animale, radicalement autre. Malgré des propositions ingénieuses (Sitka envisage la famille qui l’élève comme une meute, et son maître, comme un «mâle alpha»), Gabrielle Filteau-Chiba ne parvient pas toujours, me semble-t-il, à éviter le piège de l’anthropomorphisme, dans la lignée de Croc-Blanc (1906), de Jack London, cité en exergue. Il reste que l’écrivaine s’est donné un défi littéraire de taille, qu’on espère voir relevé prochainement.

Auteur·e·s
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Article au format PDF
Gabrielle Filteau-Chiba
Montréal, XYZ
Draisine
2022, 64 p., 6.95 $