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Savoir vivre

Lauréate du prix Émile-Nelligan pour son premier recueil, Des fois que je tombe, paru en 2005, Renée Gagnon publie un touchant hommage à sa grand-mère, un livre sur «ce qui s’évide dans l’esprit et le souvenir».

Thématique·s
Poésie

Lauréate du prix Émile-Nelligan pour son premier recueil, Des fois que je tombe, paru en 2005, Renée Gagnon publie un touchant hommage à sa grand-mère, un livre sur «ce qui s’évide dans l’esprit et le souvenir».

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Laurette est née en 1916, elle a mis de nombreux enfants au monde, des enfants qu’elle a élevés pour en faire «des hommes et des femmes / généreux, attentifs, responsables, heureux». Une telle entreprise occupe toute une vie et vaut bien une plaquette signée par sa petite-fille. Emparée, c’est le très beau titre choisi par Gagnon pour son recueil, qu’elle dédie aussi à son père, le «grand échalas» qui a couvert d’amour sa propre famille.

Une écriture campée

Laurette, à partir d’une époque qui n’est pas précisée, s’acharne à retenir tout ce qui fuit hors d’elle: «Tout part / je préférerais ne pas en parler / j’aurais voulu m’en emparer». À cause du «trouble cognitif» minant sa lucidité, c’est finalement elle qui est possédée, déboussolée, emparée. Certains jours, la vie quotidienne se déroule comme un rêve éveillé: condensation d’objets hétéroclites, succession sans logique de souvenirs et de questionnements. Les images apparaissent puis disparaissent, tout se bouscule et se mêle dans la tête de Laurette. Par-dessus tout, les mots refusent de s’organiser en phrases syntaxiquement et lexicalement compréhensibles: «Je corde à danser tombe». Le premier texte qui succède au prologue est écrit dans une prose où tout se précipite; un poème dont la ponctuation, volontairement déficiente, illustre bien le quotidien pressé d’une femme orchestre qui doit assurer la gestion de toute une maisonnée, avec les tâches minuscules qui s’ajoutent aux vrais défis du jour. À cette époque de la femme active, entre les murs d’un foyer grouillant de petits et de grands enfants, se profile déjà une autre tranche de vie: celle d’une femme vulnérable qu’on jugera bon de contenir et de soigner de force.

Survivre à son enfant

Renée Gagnon a voulu témoigner de l’amour qui a baigné la vie de sa grand-mère: «je vois tout le paysage / et je vois ta bouche/ mord amorce prononce / mon nom». Malheureusement, la femme est hantée par son fils Robert, mort frappé par une voiture. Les poèmes mettent en évidence cette obsession pour le garçon perdu, celui que Laurette interpelle sans oser le nommer: «une toute petite couche toute petite de peau sur ton nom». On ne sait si la disparition de Robert explique le trouble qui a gagné la femme, bientôt aux prises avec des intervenants contre lesquels elle ne cesse de se rebiffer: «on me tient les bras […] on me couche sur une civière on m’attache personne répond quand je crie de m’enlever tout ça […] j’avais des choses à faire / où sont mes filles? / où m’emmenez-vous?»

L’écriture de Gagnon est habile à faire comprendre le morcellement qui se produit dans la tête de sa grand-mère, figure familiale tutélaire et cependant fragile. La poésie, avec ses vers libres et syncopés, est peut-être le genre littéraire qui traduit le mieux ce genre de maladie: «Rappelle-moi tout à l’heure / qui je suis / rappelle-moi». La femme a oublié les règles de son cher jeu de canasta, car son esprit va d’un sujet à l’autre et n’arrive plus à se concentrer. Elle reste tout de même consciente de l’état dans lequel se trouvent ses neurones: «J’égare mes clés mes photos/ la couleur plonge / le nom des choses / des corps / déborde». Un peu plus loin, c’est le langage même qui est altéré: «j’égare tout / me noir». La poète a plongé au cœur de la langue pour tenter d’imaginer ce qui se passe dans la tête de cette aïeule qui refuse de se coucher, de donner son bras aux infirmiers, de prendre son médicament. On a du mal à imaginer la douleur que peut causer chez un individu une telle dégénérescence, et Gagnon nous le montre avec des vers tantôt sages, tantôt désarticulés. Laurette, elle, entrevoit l’avenir avec crainte et fureur: «demain me détache/ demain ma colère aura mes yeux / aura ma voix / demain j’ai peur/ complètement».

Tout en délicatesse et en générosité, ce petit livre, le troisième de Renée Gagnon, témoigne à la fois de la grande force et de la vulnérabilité des êtres. Mettre au monde treize enfants puis, au moment de se reposer un peu, regarder s’éteindre les cellules de son cerveau: voilà le drame d’une vie, voilà sa terrible injustice.

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Renée Gagnon
Montréal, Le Quartanier
2019, 112 p., 17.95 $