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S'approcher de l'absolu

Un an après avoir lancé Tu aimeras ce que tu as tué, Kevin Lambert récidive avec Querelle de Roberval, un roman polyphonique où tout est vociférations, sang et sperme.

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Roman

Un an après avoir lancé Tu aimeras ce que tu as tué, Kevin Lambert récidive avec Querelle de Roberval, un roman polyphonique où tout est vociférations, sang et sperme.

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Présentant une structure calquée sur la tragédie antique, ce deuxième opus de l’auteur originaire de Chicoutimi est plus qu’un roman choral: le lecteur y plonge corps et âme, guidé par un narrateur dont l’omniscience défie toutes les lois du genre, comme s’il était muni d’une caméra permettant de sauter d’un personnage à l’autre sans qu’il y ait de ruptures ou de disjonctions notables.

La révolte (avortée) comme expérience de lecture

Lire Querelle de Roberval, c’est d’abord entrer dans l’univers de Judith, Jézabel, Bernard, Abel, Kathleen, Jacques Fauteux, Querelle et de tous les autres grévistes de la Scierie du Lac Inc., conscients de n’être que des marionnettes dans un système inique favorisant l’exploitation multiforme, mais déterminés à «faire plier le patronat», à «leur montrer à vivre, aux baveux de patrons», quitte à ne pas suivre les règles.

Lire Querelle de Roberval, c’est aussi découvrir les antinomies sous-jacentes à tout mouvement de revendication, les intérêts égoïstes des membres, les conflits entre syndiqués ainsi que les fossés générationnels, qui rendent toute forme d’action collective quasi impossible; en un mot, c’est nuancer le sens du mot «solidarité», galvaudé s’il en est.

Lire Querelle de Roberval, c’est comprendre «l’éternité d’un jour de grève», pour reprendre l’expression de l’autrice de Speak White; le désespoir de celles et de ceux qui sont sur la ligne de front et qui subissent, jour après jour, les avanies et les vilenies du patronat; la détresse de ces laissés-pour-compte qui, victimes des médias de masse, des briseurs de grève et des traîtres de tout acabit, n’ont pour seules ressources que leurs deux mains gercées par le froid et «l’apostolat du pire», qui n’a jamais de fin, comme en témoigne cette scène épique où grévistes et travailleurs forestiers s’affrontent sur le terrain de baseball de Roberval.

Lire Querelle de Roberval, c’est assister au crépuscule d’un monde bien connu où règnent en maîtres le patriarcat et le sexisme ordinaire, où la rentabilité économique se chiffre en american dollars et où les pères de famille, si inquiets pour la sécurité de leurs enfants, s’en prennent à tous les présumés corrupteurs de la jeunesse. C’est, en somme, rompre avec «un ordre beaucoup plus primitif» qui continue de gangrener nos vies, mais que nous contribuons à mettre à mal par le pouvoir salvateur de la littérature.

De l’abjection

Lire Querelle de Roberval, c’est bien sûr suivre la trajectoire de Querelle, personnage inspiré de l’univers de Jean Genet, figure inquiétante suscitant à la fois le mépris et l’envie de la gent masculine, véritable grain de sable qui fait dérailler l’engrenage de la société patriarcale, capitaliste et hétérosexiste. Coaché dès son plus jeune âge par de «vieilles chipies qui traînent du mercredi au samedi dans un bar gay de la métropole», Querelle apprend vite les codes de la masculinité et de la virilité inébranlables — ou «la position du top», pour être plus précis. Se distinguant par son physique plus que parfait dans lequel «scintille une autre forme de génie», il fend et empile les pièces de bois comme il accumule les conquêtes et «fen[d] un garçon après l’ouvrage». Ce personnage est la clé du roman de Kevin Lambert. Non seulement est-il présenté comme le reflet des désirs jusqu’alors inassouvis et des regards transis des garçons qu’il souille, comme un fruit de l’abjection et de la marge, mais aussi comme un être fragile à la recherche d’authenticité, comme l’illustre cet excellent passage :

Chaque garçon aimé est une manière de s’approcher du garçon suprême, ce garçon impossible qui doit bien se cacher quelque part, celui qui satisferait pour de bon ses envies de remplir une gorge de sperme, de s’enfouir dans un cul bien chaud. L’objet de ses désirs enfin incarné en un garçon parfait qui abolirait tous les autres et abolirait Querelle par le fait même.

Lire Querelle de Roberval, c’est aussi flirter avec l’onirisme grâce aux personnages des trois garçons, filous émouvants, symboles d’un système pourri jusqu’à la moelle qui leur a tout enlevé, sauf leur révolte et leur soif intarissable de franchir tous les interdits, dont celui de profaner la mort.

Lire Querelle de Roberval, c’est tout ceci et bien plus, tant une simple critique peut difficilement rendre compte de la richesse et de la profondeur de ce roman foisonnant, puissant et démesuré, à l’écriture emportée, enfiévrée, mais toujours maîtrisée.

Lire Querelle de Roberval, c’est surtout une expérience qui s’approche de l’absolu, de ce qui se fait de mieux en littérature québécoise à l’heure actuelle. ♦

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Kevin Lambert
Montréal, Hélitrope
2018, 288 p., 22.95 $