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Sans mots (ou presque)

«Encore une biographie sous forme de bande dessinée!», pensez-vous peut-être. C’est effectivement dans l’air du temps, mais Scott Chantler ne fait pas les choses comme
les autres…

Bande dessinée

«Encore une biographie sous forme de bande dessinée!», pensez-vous peut-être. C’est effectivement dans l’air du temps, mais Scott Chantler ne fait pas les choses comme
les autres…

Lauréat de nombreux prix, Chantler est un bédéiste canadien reconnu. La Pastèque a publié, en 2012, la traduction de son album Deux généraux, qui raconte l’histoire du grand-père de l’auteur, de son enrôlement dans l’armée canadienne jusqu’au débarquement de Normandie lors de la Deuxième Guerre mondiale. Avec ce nouvel opus, Chantler met en images la vie de Bix Beiderbecke, un cornettiste et pianiste de jazz américain acclamé dans les années 1920, mais devenu, au fil du temps, un symbole de l’artiste incompris et renié par ses parents.

Rythmé

Dans son introduction, l’auteur avertit ses lecteur·rices: personne ne s’entend vraiment sur certains épisodes de la vie de Beiderbecke. Plusieurs descendant·es nient que ses parents ne l’aient pas encouragé, tandis que d’autres jurent qu’il s’agit de l’un des premiers musiciens «rebelles» du XXe siècle. Beiderbecke lui-même mentait souvent à propos d’aspects de sa vie, alors pourquoi ses admirateurs feraient-ils autrement?

Pour célébrer une existence hors de l’ordinaire, Chantler propose un album tout aussi unique. Publié dans un format à l’italienne, l’ouvrage se distingue également par la conception des planches: arborant des teintes de vert, de noir et de blanc, elles ne présentent aucun dialogue (sauf quelques paroles, sur lesquelles nous reviendrons). De plus, chaque page contient cinq cases de taille identique qui conservent presque toujours le même alignement. Par leur format, elles ressemblent à des négatifs photographiques placés les uns à côté des autres.

Le récit respecte la chronologie et commence avec l’enfance de Beiderbecke, élevé par une mère bienveillante et un père qu’il décevra constamment. Prodige du piano dès l’âge de sept ans, le musicien découvre le jazz à l’adolescence et se met alors à jouer du cornet. Ce bouleversement dans la vie du jeune homme transparaît dans la forme de la bande dessinée, qui change radicalement: la structure des planches est totalement chamboulée. Le dessinateur crée aussi l’illusion du rythme en superposant les cases, plus nombreuses et dispersées, et en modifiant leur grandeur. Pour s’y retrouver dans les événements majeurs de la vie de Beiderbecke, les lecteur·rices peuvent compter sur les indications spatio-temporelles (un gros titre dans un journal, une affiche de théâtre, l’arrivée à la gare de telle ou telle grande ville), disséminées avec soin par Chantler.

Rock star avant l’heure

Au cours de sa carrière, Beiderbecke côtoie les pionniers du jazz: pensons entre autres à Louis Armstrong. Malheureusement, rien ne semble le satisfaire, tant professionnellement que personnellement. Pourtant, lors de la première présentation publique de son œuvre phare In a Mist, aujourd’hui un classique, les spectateur·rices sont en liesse. Chantler dessine d’ailleurs la scène avec brio. Ce sont les deux planches les plus chargées de l’album: à l’avant-plan, le bédéiste met en évidence les mains de Beiderbecke au piano, tandis qu’au second plan, il donne à voir les visages enchantés des musiciens du Paul Whiteman Orchestra et des spectateur·rices, des gros plans sur le pianiste, un plan d’ensemble de la salle,etc. Cette mosaïque est tout simplement extraordinaire.

Les quelques dialogues du livre se retrouvent dans les scènes où le cornettiste discute avec Ruth, l’unique amour de sa vie. Il lui avoue qu’elle est la seule personne avec qui il arrive vraiment à parler. Cependant, sa carrière, qui l’oblige à voyager sans cesse, et son comportement autodestructeur finissent par l’éloigner d’elle. Qui plus est, son alcoolisme le contraint à mettre ses activités professionnelles en veilleuse. Malgré le soutien de certains musiciens avec qui il se produit, Beiderbecke doit retourner à Davenport, sa ville natale. Il retrouve alors un certain plaisir à pianoter chez lui, mais cet état de bien-être est de courte durée. Souffrant de violentes quintes de toux et de psychoses, il meurt dans la plus grande solitude en 1931, âgé de vingt-huit ans. Destin tragique qui rappelle celui de plusieurs étoiles de la musique jazz ou rock.

L’album de Scott Chantler donne envie de se plonger dans l’univers de Bix Beiderbecke, ce qui est peut-être le plus beau des compliments qu’on puisse formuler pour un tel ouvrage.

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Article au format PDF
Scott Chantler
Traduit de l’anglais (Canada) par Éric Fontaine
Montréal, La Pastèque
2020, 256 p., 34.95 $