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Sacrés cocos

La maison d’édition ontarienne L’Interligne fait paraître la version française de Coconut Dreams (Book*hug, 2019), de Derek Mascarenhas, un recueil de nouvelles qui a tout d’un roman.

Nouvelle

La maison d’édition ontarienne L’Interligne fait paraître la version française de Coconut Dreams (Book*hug, 2019), de Derek Mascarenhas, un recueil de nouvelles qui a tout d’un roman.

La neige des cocotiers est le premier ouvrage de Derek Mascarenhas, fils de parents indiens installés à Burlington, dans la banlieue de Toronto. Cité par le Globe and Mail parmi les meilleures fictions publiées par un éditeur indépendant en 2019, le livre a connu un vif succès auprès de la critique canadienne. Fidèle à la version originale, L’Interligne présente le bouquin comme un recueil de nouvelles, mais il aurait tout aussi bien pu être qualifié de roman. Les textes qui composent La neige des cocotiers suivent, par fragments, le devenir des Pinto, une famille d’origine indienne – plus précisément de Goa – établie dans la ville natale de l’auteur, dans les années 1990. L’essentiel des nouvelles a pour personnages principaux Aiden et Ally Pinto, enfants puis adolescent·es biculturel·les dans une banlieue blanche typique de l’Amérique du Nord, premier·ères membres de la famille à ne pas être né·es en Inde.

Au fil des fictions, Mascarenhas varie avec une certaine habileté la focalisation narrative. Il peut parfois s’attacher à des protagonistes anecdotiques, comme les deux touristes britanniques en voyage à Goa dans «Deux îles», ou remonter dans le passé de la famille, notamment dans la première nouvelle, très romanesque, qui raconte un épisode incroyable de l’enfance des parents Pinto, en 1958, dans lequel on retrouve une maison hantée, une naissance dans un cimetière et un faux prêtre. Toutefois, ce sont bien Ally et son frère aîné Aiden qui constituent le tronc de l’ouvrage, d’où partent les différentes branches narratives.

Éternités

Par le regard des deux enfants défilent les thèmes du livre: l’enfance banlieusarde, ses jeux, ses rivalités, ses itérations qui apparaissent comme autant de moments d’éternité et de bonheur; l’immigration, le mélange des cultures et le racisme, dont Aiden et Ally font l’expérience; la force de la mère, Clara, femme de sagesse et de patience, modèle humain pour une société plus douce; la découverte de la perte, du deuil, de l’irréversibilité du temps, de la violence et de la sévérité du réel; l’Inde, une terre d’origine à la fois difficile et merveilleuse où il faudra repasser pour devenir soi.

Talent

Plusieurs nouvelles présentent un événement en apparence sans importance: une promenade avec un oncle, une amourette, les clés oubliées dans la voiture verrouillée, une soirée chez une tante. Recourant à un style simple, Mascarenhas possède un réel talent pour doser l’information narrative et esquisser des personnages et des situations en quelques traits. Ally, attachante d’intelligence et d’imagination, est certainement très réussie en petite fille de huit ou neuf ans. Par ailleurs, lorsqu’il maîtrise son art, comme dans «Les cent marches», l’écrivain sait terminer son texte à un moment inattendu, ce qui permet au récit de dévoiler tout son potentiel de non-dits. Toutefois, le défaut de Mascarenhas est peut-être de trop maîtriser la mécanique de la nouvelle, de ne pas assez privilégier les débordements, les égarements, l’audace poétique et l’exploration. Aucun doute: nous sommes en terrain connu. Le style aurait gagné à se montrer moins «bon élève».

Dormir sous un cocotier

On peut regretter cette écriture qui dirige trop les lecteur·rices, leur montrant ce qu’il faut voir, les empêchant de regarder ailleurs. Des textes comme «Deux îles» ou «Faire briller le don» accordent ainsi moins de liberté à qui les lit. De façon générale, il aurait été bon de développer plus de «leurres narratifs», de fausses pistes égarant les lecteur·rices dans un labyrinthe de significations, une aura de rêveries et de possibles.

Il faut reconnaître, cependant, que quelques images traversent le recueil, apparaissant çà et là par échos et contribuant à l’élaboration de sa poétique. Ainsi en est-il de l’Afrique et des noix de coco, que l’on retrouve dans plusieurs fictions. Ces fruits, qui donnent au livre son titre, évoquent à la fois le romanesque, le rêve, mais aussi le danger pour celle ou celui qui s’est endormi·e sous un cocotier, menacé·e d’être tué·e dans son sommeil par une noix de coco. Car le rêve – celui de l’Inde et du passé, dans le cas d’Aiden et d’Ally –, le risque de sa disparition et l’enjeu de son actualisation sont peut-être les véritables sujets de l’œuvre.

C’est le tour de force de La neige des cocotiers d’insuffler à la question de l’immigration cette profondeur rêveuse et de la magnifier par le regard de deux enfants que la violence du monde n’a pas encore atteints.

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Derek Mascarenhas
traduit de l'anglais (Canada) par Paul Ruban
Ottawa, L'Interligne
2021, 320 p., 28.95 $