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Rôles féminins

Avec Nino et Gamètes, Rébecca Déraspe poursuit une réflexion humoristique et lucide sur certains des enjeux féministes de sa génération.

Théâtre

Avec Nino et Gamètes, Rébecca Déraspe poursuit une réflexion humoristique et lucide sur certains des enjeux féministes de sa génération.

L’hiver dernier, deux pièces de Rébecca Déraspe paraissaient coup sur coup. D’abord Nino (mise en scène par Yvan Rihs au Théâtre Poche/Gve en décembre 2016), puis Gamètes (mise en scène par Sophie Cadieux à la Licorne en février 2017). Depuis Deux ans de votre vie, un texte qui lui a valu le prix auteur dramatique BMO Groupe financier du Théâtre d’Aujourd’hui en 2011, Déraspe interroge avec répartie et tendresse, mais aussi beaucoup de franchise, les rôles souvent contraignants qui sont imposés aux femmes.

Un huis clos

C’est l’anniversaire de Nino, un an. Ses parents, Sandrine et Jules, la jeune trentaine, ont reçu pour l’occasion quelques amis. Quand la pièce commence, la fête est terminée, l’appartement est un champ de bataille. Quelques invités s’incrustent : Charlotte, la sœur de Jules, Éric, son copain, et Marion, une amie de Sandrine. La discussion qui va s’enclencher alors, ponctuée par les pleurs quasi incessants de Nino, sera, sous des apparences banales, de plus en plus cruelle. On comprend vite que Sandrine est épuisée, malheureuse, que son conjoint privilégie son travail et s’implique peu dans leur vie de famille. Sur ce feu qui couve, les invités, donneurs de conseils professionnels, vont jeter de l’huile, allègrement.

La situation de Sandrine est tristement banale, mais non moins tragique. L’amour et l’amitié ont de moins en moins de signification pour elle. Quand Marion lance : « Je sais pas est rendue où mon amie / Mais est pas ici à soir », Sandrine répond : « Est morte ton amie / Pis t’es pas venue à ses funérailles ». Alors qu’elle s’imaginait émancipée par son rôle de mère, Sandrine ressent sans cesse de l’insécurité. Persuadée d’être une mère indigne, elle ploie sous les injonctions normatives : « Ça me fait mal de pu savoir je suis où moi dans tout ça ». Ce sentiment d’enfermement, cette grande déception envers la maternité, tabou suprême, Déraspe ose l’aborder sans détour : « Ça me rend pas heureuse / D’être mère ».

Dans ce huis clos de plus en plus violent apparaissent des êtres superficiels, menteurs et remplis de préjugés. Des individus hautement antipathiques, mais qui demeurent émouvants parce qu’ils sont aussi impitoyables envers eux-mêmes qu’envers les autres. Presque quinze ans après La Société des loisirs de François Archambault, on dirait bien que la détresse des couples hétérosexuels de la classe moyenne est sensiblement la même. Mais comment demander aux couples une solidarité dont la société elle-même est incapable ?

Une table ronde

« Je suis persuadée que cette question de la maternité est un des enjeux principaux du féminisme actuel », explique Déraspe dans l’entretien qui accompagne Nino aux éditions Somme toute. Plus loin, elle ajoute : « La femme est donc toujours définie par la présence ou l’absence d’enfant dans sa vie. Eh oui, encore aujourd’hui. La question est même plus cruelle qu’avant : aujourd’hui, puisque les femmes ont le choix (ou l’illusion du choix), elles portent d’autant plus le poids de la responsabilité sociale de ce choix. » Cette question de la maternité comme source d’accomplissement ou d’aliénation s’incarne de manière plus complexe, plus nuancée et plus contemporaine dans Gamètes, écrite en réponse à une commande des Biches pensives, la compagnie d’Annie Darisse et Dominique Leclerc.

Lou et Aude, début trentaine, sont les meilleures amies possible. Des amies d’enfance. Des amies pour le meilleur et pour le pire. Des amies angoissées, par le monde et ses diktats, mais terriblement conscientes de tout ce qui pèse sur elles. Quand Aude apprend qu’elle est enceinte d’un enfant trisomique, un vaste débat s’amorce entre elle et sa précieuse amie. Une discussion d’une honnêteté admirable : « Tu fais des grands discours sur la société dirigée par les hommes blancs hétérosexuels, mais quand vient le temps d’accompagner ta meilleure amie dans une démarche réellement différente tu — tu encourages l’eugénisme. Je pense pas que ce soit très féministe comme posture. »

Dans cette ode à l’amitié, tous les arguments seront coura-geusement soumis, toutes les peurs, tous les souhaits. Un dialogue enrichi par de judicieux retours dans le temps (où Lou et Aude apparaissent enfants ou adolescentes) et par les interventions de multiples acteurs sociaux, comme la désopilante «Chorale des gens avec des opinions» ou encore le «Chœur des parents exprimant leurs inquiétudes… un tantinet irrationnelles». On sort grandi de cette sorte de table ronde, un remue-méninges aussi drôle qu’émouvant, mais surtout plein d’espoir quant à la suite des choses.♦

Auteur·e·s
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Article au format PDF
Rébecca Déraspe
Montréal, Somme toute
2017, 196 p., 19.95 $
Rébecca Déraspe
Montréal, Atelier 10
coll. « Pièces »
2017, 120 p., 12.95 $